14 janvier 2021

François Ruffin Lettre de soutien à Alessandro di Giuseppe, membre des déboulonneurs de Lille

 


"Dans nos rues, qui a le droit de s’exprimer : la pub ou les citoyens ?"
 

Lettre de soutien à Alessandro di Giuseppe, membre des déboulonneurs de Lille, qui passe en comparution immédiate demain pour avoir tagué des panneaux publicitaires.


Monsieur le Juge, Madame la Juge,
Je vous écris cette lettre, non seulement par sympathie pour Alessandro di Giuseppe, mais surtout pour la cause qu’il défend. Dans mon journal Fakir (garanti sans encart publicitaire !), puis dans mon activité de député, j’ai traité de nombreuses fois la question de la publicité. Jusqu’à déposer, en novembre 2019, une proposition de loi « pour le droit d’uriner en paix ». Pourquoi ? Parce que la publicité nous envahit, jusque dans les toilettes. Depuis 2015, au moins 2 500 écrans publicitaires ont colonisé 1 200 urinoirs, dans vingt cinq villes françaises.
C’est vrai pour les urinoirs, mais aussi pour les journaux, la télévision, la radio. C’est vrai, aussi, pour les rues de nos villes, les couloirs de nos métros, les abribus et les bus eux-mêmes. La publicité est partout, tout le temps, dès le plus jeune âge. En un an, un enfant voit entre 5000 et 20 000 messages publicitaires.

Je n’y irai pas par quatre chemins : la publicité est nuisible. Nuisible à notre santé, d’abord. Un tiers des enfants obèses ne l’auraient pas été en l’absence de publicité télévisée pour des aliments de mauvaise qualité nutritionnelle, c’est-à-dire excessivement gras ou sucrés. La pollution lumineuse peut également être évoquée. Les écrans numériques, à base de DEL, émettent une lumière particulière, dans la partie bleue du spectre. D’après l’Anses elle même, « la lumière bleue est reconnue pour ses effets néfastes et dangereux sur la rétine, résultant d’un stress oxydatif cellulaire. ». 

Nuisible à la planète, ensuite. D’une part, directement : un écran de 2 m² consomme au moins 7 000 KWh/an. Soit la consommation d’un couple avec enfant. Une gabegie tellement évidente que, dans ses analyses prévisionnelles, le distributeur d’électricité RTE parle de consommations « superflues »… À la fabrication, ce n’est pas mieux : l’ADEME estime qu’il faut 7 tonnes de matériaux rien que pour un écran de 1 m², et au moins 550 kg de CO². Et indirectement, naturellement. En nous incitant, matraquant, à acheter toujours plus de nouvelles voitures, à rendre notre téléphone démodé à l’instant où en sort un nouveau, à prendre l’avion plus régulièrement, à nous pousser à consommer consommer consommer, et donc à produire toujours plus, avec les effets désastreux sur la pollution, la consommation d’énergie, de matériaux ; bref, la consommation de la planète pour satisfaire ces désirs artificiellement créés.

Mais enfin, et surtout, la publicité est nuisible à notre imaginaire. Elle est le carburant qui fait tourner la roue dans laquelle on nous enferme tels des hamsters : travailler-consommer-produire. Elle est l’horizon qu’on nous propose, pour nous inciter à continuer à courir, au mépris de tous les autres. Elle restreint notre existence à une dimension unique, celle du consommateur. Lutter contre la publicité, c’est dégager de l’espace pour un « autre chose », un autre moteur, à nos existences.Voilà pourquoi s’en prendre aux publicités est justifié : pour notre santé, pour notre planète, pour notre spiritualité.

Mais je crois, pour finir, que ce procès pose un autre sujet : dans nos rues, qui a le droit de s’exprimer ? Car qu’est reproché, fondamentalement, à Alessandro di Giuseppe et ses camarades ? D’utiliser leur liberté d’expression, mais pas comme il faut. Les pubs, elles, peuvent s’inviter partout, en achetant leur ticket d’entrée dans nos villes. Leurs entreprises achètent ces espaces à l’infini. Di Giuseppe et ses camarades, eux, n’ont pas cet argent. Dans cet espace public qu’on privatise, le citoyen, le manifestant, est relégué au second rang. La liberté d’expression, dans nos rues, est donc à géométrie variable du porte-monnaie. Ce qui devrait nous appartenir à tous, l’espace public, est privatisé. Privatisé, il devient intouchable. Cette tendance, orwellienne, je la conteste, moi, avec des mots. Et je remercie Alessandro et les autres, armés de leurs seuls courage et petits graffitis, de le faire avec des actes.

Parlementairement,
Francois Ruffin, député de la Somme

Source :  https://www.reddit.com/r/Ruffin/comments/kx2j8a/dans_nos_rues_qui_a_le_droit_de_sexprimer_la_pub/

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