21 avril 2011 par Julien Alexandre
Libye 2011 : entre incompétence politique et illégitimité démocratique, les chemins d’un échec majeur de l’Occident, par Cédric Mas.
Le terrain : la Libye est constituée de deux provinces côtières : la Tripolitaine et la Cyrénaïque, chacune bordée de deux « marches » frontalières. La zone qui nous intéresse particulièrement est appelée Sirtique, placée au fond du golfe de Sirte entre ces deux provinces. C’est fort logiquement dans cette zone que vont se concentrer les combats entre deux régions relativement homogènes (rappelons que c’est là que combattirent les Italo-Allemands et les Alliés à 3 reprises : février 1941, janvier et décembre 1942). Cette zone est une bande de terre étroite, entre la mer Méditerranée et le Sahara, parsemée de bancs de sables mous impropres aux mouvements et coupée par une route côtière unique (construite par les Italiens à l’époque de la colonisation). Cette zone stratégique majeure, point de passage obligé entre les deux provinces est coupée par une ville importante, Sirte, lieu de naissance du dictateur et sanctuaire de son pouvoir. A l’Est de Sirte, se situe un goulet d’étranglement, Mers el Brega véritable porte d’entrée de la Cyrénaïque, la chute de cette position ouvrant sur une vaste étendue de terrain plat et indéfendable jusqu’à Benghazi, avec au centre le carrefour d’Ajdabiya. Enfin, le tableau ne serait pas complet si l’on ne précise pas que c’est justement dans cette zone que se trouve le débouché principal du pétrole libyen le terminal Ras Lanouf, dont l’importance économique est essentielle pour les deux camps.
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Ce qui s’est passé :
C’est à partir du 13 janvier 2011 que commencent à la suite des évènements tunisiens, des manifestations plus ou moins spontanées en Libye. Le mouvement s’étend malgré les mesures prises très tôt par le pouvoir. A partir de la mi-février, la répression se durcit, la réaction policière brutale transformant la manifestation en insurrection dans un processus désormais classique.
Aux alentours du 18 février, le pouvoir perd le contrôle des deux principales villes de la Cyrénaïque : Benghazi et El Beïda, puis le mouvement s’étend en Tripolitaine, avec des émeutes à Zenten et le ralliement à l’insurrection de deux tribus touareg. Il est impossible toutefois de confirmer que le mouvement a aussi touché Tripoli à la fin février comme cela a été affirmé par les médias.
Au début du mois de mars, le pouvoir de Kadhafi réprime vigoureusement les mouvements à l’Est et reconquiert à l’aide de mercenaires payés en pétrodollars les villes les unes après les autres, dont les positions essentielles de Zouarah et Zaouïa. Pendant ce temps, l’insurrection se structure avec l’autodésignation d’un Conseil National de Transition (CNT), sorte de « gouvernement-bis » de la Cyrénaïque.
La reconquête de la Tripolitaine par le pouvoir kadafhien (à l’exception de la région de Misrata) est terminée dès le 3 mars et les combats se déplacent vers l’Est. Après plusieurs jours de combats, les forces loyales à Kadhafi reprennent Brega, puis le 15 mars Ajdabiya. Benghazi, qui n’est pas défendable face au Sud est désormais menacée par les forces loyalistes qui progressent vers elle jusqu’au 19 mars, date où les Nations Unies adoptent une résolution autorisant le recours à la force. Les frappes aériennes commencent immédiatement, le contrôle des airs étant acquis en quelques jours.
Les troupes du CNT passent à la contre-offensive et reconquièrent rapidement Brega, puis Ras Lanouf et menacent enfin Sirte. Or, cette position est impossible à prendre avec leurs faibles moyens militaires. De plus, les forces loyalistes s’adaptent au nouveau contexte, camouflant leurs positions et « civilisant » leurs véhicules pour empêcher les frappes aériennes, qui craignent les bavures.
Les forces du CNT sont donc repoussées rapidement, et refluent en abandonnant Ras Lanouf puis Brega où la situation se stabilise un temps. Le CNT a perdu le contrôle du débouché du pétrole et reste sous la menace d’une nouvelle avance depuis Brega vers Ajdabiya et Benghazi. Cette menace se concrétise à partir du 10 avril, les forces loyales à Kadhafi profitant de la baisse d’intensité des frappes aériennes (les moyens franco-britanniques étant épuisés), de la baisse d’efficacité marginale des frappes.
Malgré une débauche de moyens technologiques onéreux, l’insurrection reflue aussi bien dans son dernier bastion de Tripolitaine, Misrata, qu’en Cyrénaïque où Ajdabyia est à nouveau menacée. Rappelons que le terrain rend impossible la défense de Benghazi vers le Sud et seule une volonté politique de Tripoli peut expliquer que les troupes de mercenaires à la solde de Kadhafi ne soient pas au 15 avril devant Benghazi. Il semblerait même aux dernières nouvelles du 21 avril, qu’elles reflueraient vers le verrou de Brega, qui a été miné.
Bref, difficile de ne pas constater l’échec de la stratégie adoptée par la coalition internationale emmenée par la France et la Royaume-Uni, avec un soutien américain retiré le 4 avril. Kadhafi a réussi à survivre à cette offensive et à rétablir une situation compromise. Il joue aujourd’hui la carte de l’enlisement, grâce à une analyse plus pertinente des véritables rapports de force que celles menées à Paris, Londres ou Washington.
Le soutien des opinions publiques des pays de la coalition s’essouffle, malgré un intense battage médiatique digne des propagandes de guerre, la mauvaise foi et l’étouffement de toute opinion discordante dans les grands médias atteignant un niveau étonnant (à titre d’exemple BHL est ainsi passé 22 fois entre le 1er et le 31 mars sur un grand média).
Les facteurs de l’échec résident principalement dans deux éléments conjugués : une incompétence politique patente des gouvernements occidentaux (et particulièrement de celui de la France) et une absence de légitimité démocratique :
Rappelons d’abord le manque de cohérence de cette intervention avec la politique suivie jusque-là de coupe sombre dans les budgets de défense. De fait, les dirigeants français et britanniques se sont privés depuis 5 ans des moyens nécessaires aux politiques qu’ils veulent continuer à mener.
L’alternative est simple : soit ils renoncent à peser ainsi sur la situation internationale, soit il leur faut réinvestir massivement dans le budget de la défense, ce qui pose quelques problèmes dans le contexte de Crise actuel. Rappelons que les opérations coûtent environ 5 à 6 millions d’euros par jour à la France.
L’intervention en Libye, comme la catastrophe au Japon, est donc un jalon de plus dans la contradiction majeure du capitalisme en Crise étudiée ici : le soutien massif des États aux banques n’est pas compatible avec ces évènements nécessitant que ces mêmes États assument leurs responsabilités et leurs devoirs « régaliens ».
Cette incompétence réside aussi dans l’absence de plan et d’unité de commandement d’une action décidée à l’emporte-pièce pour des raisons de politiques intérieure (certains l’ont appelé une «guerre sondagière»).
C’est particulièrement patent pour ce qui concerne Paris, où cet interventionnisme soudain et irrationnel comporte tous les symptômes des méthodes de gouvernement employées depuis au moins 4: prééminence des sondages, décision dans l’urgence, mal ficelée et sans plan de secours en cas de problème.
Il est extrêmement inquiétant que l’état-major, institution dont la formation des membres et les méthodes de fonctionnement sont aux antipodes de telles logiques, se soit laissé entraîner dans une aventure dont les objectifs sont encore illisibles.
L’intervention aérienne a été lancée comme un pari, qui a raté.
A cette incompétence politique, il faut ajouter une volonté évidente de contourner la légitimité démocratique qui montre à nouveau à quel point la démocratie est menacée.
Une guerre doit normalement nécessiter une autorisation votée par le Parlement. De même, toute intervention militaire à l’étranger exige une information du Parlement, notamment des buts poursuivis, au plus tard dans les trois jours du début de l’intervention (article 35 de la Constitution). Précisons que cette information est suivie d’un débat sans vote (sic).
Le gouvernement dispose aujourd’hui au Parlement d’une majorité confortable, qui a démontré sa soumission. Le respect de ces règles ne devrait donc poser aucune difficulté, surtout que les Français la soutenaient massivement au début, preuve que la propagande médiatique avait pleinement réussi.
Or, une nouvelle fois, pour contourner cette exigence démocratique, le gouvernement a choisi une voie difficile, celle du multilatéralisme. Or, en s’astreignant à passer par l’ONU, il a ainsi mis en place le cadre de son échec futur, et ce pour deux raisons :
- D’une part, les débats devant l’Onu ont retardé de trois semaines une intervention qui aurait pu être beaucoup plus efficace à la fin février (date à laquelle le pouvoir ne contrôlait plus grand-chose, les insurgés étant à moins de 50 km de Tripoli) ; lorsque les frappes ont commencé, il était trop tard pour aspirer à autre chose qu’à une stabilisation précaire ;
- D’autre part, le passage par l’ONU a contraint les pays interventionnistes à s’engager sur une interdiction de toute intervention au sol.
Cette renonciation affichée avant même le début des frappes aériennes démontre une méconnaissance grave de la chose militaire (rappelons qu’une action aérienne n’est que très rarement décisive : « on ne se rend pas à un missile de croisière ). D’ailleurs, une intervention au sol, à laquelle les Français sont pour l’instant massivement opposés, est de plus en plus probable (au-delà des forces spéciales déjà à l’œuvre avant même le début de la campagne aérienne).
Mais surtout, cette annonce a donné les clés de son succès à Kadhafi en dévoilant les limites de son adversaires : il lui suffit de tenir au sol (et il fait mieux que cela pour l’instant) et il peut espérer raisonnablement que les Occidentaux à bout de souffle économiquement abandonneront à plus ou moins long terme.
La crainte d’une menace de débarquement (jouée par les Américains qui ont transféré des forces dans la zone) aurait pu changer la donne.
En contournant le fonctionnement normal des institutions démocratiques, par le biais d’un passage à l’ONU, Paris s’est placé avec Londres et Washington sur la voie d’un échec évident dès l’origine.
Conclusions et perspectives :
Cette guerre est un symptôme des maux actuels de nos Sociétés.
Mais pour s’en rendre compte, il faut dépasser le discours pacifiste de la condamnation de la guerre « par principe », pour analyser en détail et de manière détachée ce qui s’est passé.
Engagée pour de mauvaises raisons, au mauvais moment et de la pire des manières qui soit, cette opération ne pouvait réussir que sur un coup de chance. Hors coup du sort, l’échec était inéluctable.
Une fois cet échec constaté, les perspectives ne sont pas très réjouissantes :
Pour la Libye, le schéma à court terme le plus probable (hormis un soudain effondrement interne de la structure du pouvoir kadhafien – toujours possible) est une partition de fait sous protection aérienne occidentale des deux provinces (scénario de type Kurdistan irakien), le temps que les forces du CNT montent en puissance. Une nouvelle campagne terrestre sera ensuite possible mais nous sommes là, à un horizon de fin d’année 2011.
Un autre schéma plus dramatique serait celui d‘une intervention à terre des Coalisés occidentaux. Le risque est alors d’un scénario « à l’afghane » (avec le CNT dans le rôle de l’Alliance du Nord), c’est-à-dire la reproduction du scénario somalien des années 90. Gageons qu’avec les échéances électorales à venir, les dirigeants des pays de la Coalition s’abstiendront d’une telle intervention, même si le pire reste malheureusement possible.
Pour la région, les perspectives sont tout aussi sombres : la déstabilisation de l’ensemble du secteur Sud-saharien va s’aggraver (les mercenaires de Kadhafi étant destinés à retourner dans leurs régions d’origine, avec leurs armes). Des missiles sol-air SA-7 ont déjà disparu des arsenaux libyens : il est recommandé d’éviter les voyages en avion vers l’Afrique ces prochaines années…
Enfin, pour les pays occidentaux, cette intervention correspond à une fin de cycle géopolitique. Résumons en quelques points que chacun pourra développer et apprécier :
L’Europe démontre à nouveau son inconsistance diplomatique,
Le modèle militaire occidental misant sur la technologie fait la preuve définitive de son inefficacité face à des adversaires qui savent désormais y faire face. Nous entrons dans une phase de l’histoire militaire équivalente à celle de la fin de la supériorité des chevaliers. Quel formidable message au monde que l’échec des fleurons de la technologie occidentale face à des mercenaires armés de vieilles pétoires soviétiques montées sur des Toyota… surtout en terrain désertique plat et sans aucun couvert !
Les gouvernements des pays interventionnistes confirment leur incompétence, mais c’est surtout la manière dont les opinions ont été manipulées pour amener au soutien d’une intervention dont la légitimité est pour le moins contestable, par les médias qui inquiète au seuil d’élections cruciales pour l’avenir du pays.
Enfin, on ne peut que déplorer que ce qui restera dans l’histoire comme un formidable « printemps des peuples arabes » soit l’occasion d’un tel raté. Les peuples secouant courageusement le joug de dictatures que nous avons tant soutenues méritaient mieux que cela.
via le Blog de Paul Jorion
24 avril 2011
LIBYE, LES CHEMINS D’UN ÉCHEC MAJEUR DE L’OCCIDENT, par Cédric Mas
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