29 décembre 2012

Le Guardian, la Syrie et le chaos-Système


Oulala.Info | 28 décembre2012 | Traduction Dominique Muselet | Sources dedefensa.org


Nous nous arrêterons à cet article, long et détaillé, manifestement fruit d’une enquête disons “sérieuse”, du quotidien Guardian de Londres, ce 27 décembre 2012. Le Guardian ne le dissimule pas et le considère au contraire comme un document, le plaçant (à l’heure où nous écrivons) en manchette sur son site. L’enquête, puisqu’enquête il y a, se fait uniquement chez les rebelles par rapport à la situation qu’ils ont établie dans les zones qu’ils contrôlent, particulièrement dans la région d’Alep. Il s’agit d’une enquête critique, qui ne s’attache en rien à la situation opérationnelle d’affrontement avec le régime Assad, situation tactique si l’on veut, mais bien à la situation politique et sociale qui règne dans le cadre de la situation opérationnelle des rebelles par rapport à eux-mêmes.

Le titre et le sous-titre nous disent l’essentiel de son contenu, avec la remarque non moins essentielle, pour le Guardian et sa position vis-à-vis de la Syrie, que “la guerre entre dans une nouvelle phase” : «Les rebelles détournés de leur objectif par la lutte pour le butin de guerre — la pillage, les querelles et les conflits de loyauté menacent de détruire l’unité des combattants au moment où la guerre entre dans une nouvelle phase.» On comprend que cette “nouvelle phase”, – qui n’est pas si “nouvelle” que cela puisqu’on la voit progresser depuis des mois, mais au moins elle est actée, – est celle du complet chaos, de territoires transformés en zone de banditisme, de rapines, de choses sans foi ni loi…

• Appréciation générale sur la situation, à partir du cas de la mort d’un chef rebelle, Abou Jamel : « … Ce n’est pas le gouvernement qui a tué le commandant rebelle syrien Abu Jameel. C’est la guerre pour le butin. La cause du meurtre est un entrepôt d’Alep que son unité avait saisi la semaine précédente. Le bâtiment était plein de rouleaux d’acier et les combattants s’en sont emparé comme butin de guerre. Mais des querelles sont nées au moment du partage entre les commandants qui voulaient tous la plus grande partie du butin. Des menaces ont été échangées tout au long des jours qui ont suivi. Abu Jameel a survécu à un premier attentat au cours duquel on a tiré sur sa voiture. Quelques jour plus tard, ses ennemis l’ont à nouveau attaqué et cette fois ils ont réussi. Son corps criblé de balles a été retrouvé dans une allée de la ville de al-Bab.

» Le Capitaine Hussam, du conseil militaire d’Alep a dit: « S’il était mort au combat, j’aurais dit que c’était bien, c’était un rebelle et un moudjahidine et c’était son destin. Mais être tué à cause d’une querelle pour le butin est un désastre pour la révolution.” “ C’est extrêmement triste. Il ne reste plus d’institution gouvernementale ni d’entrepôt à Alep. Tout a été pillé. Tous a disparu.

»La prise de véhicules gouvernementaux et d’armes a été cruciale pour les rebelles depuis le début du conflit,mais selon Hussam et d’autres commandants et combattants interviewés par le Guardian pendant ses deux semaines d’enquête dans le nord de la Syrie, la guerre est entrée dans une nouvelle phase. Le pillage est devenu un style de vie …»
• Un exemple, celui d’un “jeune lieutenant” (rebelle), Abou Ismael, d’une riche famille d’Alep dont il nous est dit qu’il dirigeait une entreprise florissante avant d’entrer dans les rangs des rebelles. Abou Ismael parle de la situation dans les parties occupées par les rebelles à Alep.

«Une grande partie des bataillons qui sont entrés dans la ville pendant l’été dernier venaient de la campagne, a-t-il dit. C’était des paysans pauvres qui arrivaient avec au coeur un ressentiment séculaire contre les habitants d’Alep plus riches de tous temps. Il y avait aussi le sentiment diffus que la ville – dont les hommes d’affaire exploitent depuis des décennies la main d’œuvre bon marché que constituent les paysans- ne s’était pas soulevée assez vite contre les Assad. “Les rebelles voulaient se venger des habitants d’Alep parce qu’ils avaient l’impression que nous les avions trahis mais ils ont oublié que la plupart des habitants d’Alep sont des marchands et des commerçants et qu’un marchand a l’habitude de payer pour être débarrassé de ses problèmes,” a dit Abu Ismael. “Même si le reste de la Syrie était au proie à la révolution, pourquoi devions-nous détruire nos commerces et perdre notre argent?”

»Quand les rebelles sont entrés dans la ville et ont commencé à piller les usines, une source de revenus s’est tarie. « Dans les premières six semaines, la moitié des rebelles constituait vraiment un groupe révolutionnaire uni, » a dit Abu Ismael. »Maintenant c’est différent. Il y en qui ne pensent qu’à piller et s’enrichir et d’autres qui se battent encore. » Est-ce que l’unité d’Abu Ismael se livre au pillage? « Bien sûr. Comment voulez-vous que nous nourrissions les hommes? Où pensez-vous que nous trouvons tout le sucre que nous avons, par exemple? »

»Dans l’économie chaotique de guerre tout est devenu marchandise. l’unité d’Abu Ismael par exemple s’est emparée du stock de pétrole d’une école et chaque jour, son unité échange quelques jerrycans du précieux liquide contre du pain. Du fait qu’Abu Ismael possède des réserves de fuel et de nourriture, son bataillon est recherché et les hommes ne manquent pas. Les Commandants qui ne peuvent pas nourrir leurs hommes ont tendance à les perdre; ils désertent et rejoignent d’autres groupes…»

…Ceci, encore, extrait d’une scène montrant des débats entre différents commandants d’unités rebelles, avec des détachements de ces unités, tout ce monde venu pour tenter un mouvement d’unification des “services de sécurité” que chaque unité forme pour son compte. Ces scènes viennent après le constat préliminaire des interférences multiples et destructrices, dissolvantes et chaotiques, des influences étrangères, principalement les pays du Golfe et la Turquie, avec les divers détachements de “combattants étrangers”.
«Beaucoup des hommes qui étaient dans la pièce avaient été détenus et torturés par les services de sécurité d’Assad et ils se sont enfoncé dans leur siège en écoutant l’ancien colonel parler.

» »Nous nous sommes battus contre le régime à cause de ces forces secrètes de sécurité, » a dit un homme qui avait un fort accent de la campagne. Un autre commandant de bataillon à la voix douce et coiffé d’un beau turban bleu, a pris la parole : « Je voudrais qu’on forme une petite unité de nos frères, les étudiants religieux, » a-t-il dit. « Leur travail serait de former ceux qui seraient amenés à utiliser la force. » Il a ajouté: « Ils seront armés de leur sagesse et de leurs connaissances religieuses et on les appellerait le comité pour une direction vertueuse et la prévention du mal. Ce serait le premier pas pour préparer le peuple à une société islamique.”


»En réponse un jeune combattant a crié du fond de la pièce: « Le problème n’est pas le peuple. Le problème c’est nous! Nous avons des bataillons dans des endroits libérés qui contrôlent des checkpoints et détiennent des prisonniers. Ils décrètent que cette personne est un shabiha [un mercenaire du gouvernement] et prennent sa voiture, ou que cet homme est Ba’athiste et ils prennent sa maison, ». « Ils sont devenus pires que le régime. Dites-moi pourquoi ces hommes sont dans les villes et les endroits libérés et pourquoi ils ne sont pas sur le front?”

»La fumée de cigarette saturait la pièce quand le commandant a accepté de former une force de sécurité unifiée. Mais quelques semaines plus tard, son existence ne paraissait toujours pas évidente…»

Il faut observer que cet article est bien une enquête qui se fait uniquement chez les rebelles, que l’enquêteur est bien accueilli parce qu’il fait partie d’un journal notoirement favorable à la rébellion, que la teneur générale de l’article est implicitement et sans aucune restriction favorable à la cause des rebelles et adversaire farouche du régime Assad sans revenir le moins du monde sur cet engagement. En ce sens, il s’agit d’un article complètement favorable aux rebelles, et dans un autre sens qui est celui de la simple lecture des résultats de l’enquête, il constitue une condamnation sans appel de l’évènement général que fut et est plus que jamais la “rébellion” (avec toutes les justifications qu’on peut et doit accepter, avec toutes les manigances et manœuvres dès l’origine qu’on peut et doit constater). La conclusion de l’article se fait sur les observations d’un chef d’unité, sur le sens même du combat qu’il mène, qui n’existe plus, avec la seule réserve de l’espoir chimérique que quelqu’un ou quelque chose (mais qui ? Quoi ? Comment ?) mènera la bataille contre le chaos lorsque Assad sera tombé, – puisqu’il reste entendu qu’Assad ne peut que tomber, et cela est bien la preuve de la position doctrinale à la fois des rebelles et du Guardian

« »Quand l’armée nous a attaqués la semaine dernière, l’unité qui était ici a abandonné ses positions et s’est retirée, » a-t-il dit. Il a ajouté que, pour regagner le terrain perdu, il lui faudrait maintenant reprendre les maisons une à une. « Pourquoi devrais-je me donner tant de mal pendant que les autres pillent? » Et il a conclu avec lassitude: « Quand la guerre contre Bashar sera finie, il faudra faire la guerre aux pillards et aux voleurs. »»

…Cet article est important, parce que le Guardian est certainement le quotidien libéral-progressiste le plus prestigieux dans le bloc BAO, qu’il est hyper-interventionniste depuis la Libye, qu’il fut hyper-interventionniste pour la Syrie. (Le terme “hyper-interventionniste” signifiant une prise de position contre le pouvoir établi au nom de “la démocratie”, cette prise de position pouvant aller jusqu’au soutien d’une éventuelle intervention des forces des “pays démocratiques” [nous disons “bloc BAO”].) Cet article est important parce qu’il montre que le Guardian n’a pas changé sa position (Assad monstre à abattre absolument), mais qu’il est conduit à reconnaître les conséquences de sa position. (C’est nous qui interprétons de la sorte, “ les conséquences de sa position ”, le Guardian constatant simplement, lui, les conséquences de l’“évolution de la rébellion”. [Phrase favorite à cet égard et résumant cette analyse de la situation, selon notre hypothèse : «Dans les premières six semaines, la moitié des rebelles constituait vraiment un groupe révolutionnaire uni. Mais maintenant c'est différent…»]) Cet article est donc important parce que le Guardian n’a pas changé sa position générale, y compris celle de l’origine, mais qu’il se juge obligé de mettre en évidence cette enquête si fouillée dont le résultat montre que l’effet de la position défendue par le Guardian dès l’origine débouche sur le chaos indescriptible qui est décrit. Partout, à cet égard, résonnent des phrases cruelles pour l’idéologie en cause, dites par des rebelles eux-mêmes, telles que «Ils sont devenus pires que le régime». Et l’on observera, cerise affreusement amère sur le gâteau, qu’il n’est même pas nécessaire de faire appel à l’épouvantail de la présence des djihadistes et autres legs d’al Qaïda, qu’ils sont tous mis dans le même sac, entre les témoignages croisés des uns et des autres… C’est potentiellement l’entièreté de la rébellion qui est dans la situation décrite.

Le Guardian ne changera pas d’avis parce que l’idéologie, surtout quand elle est manipulée par le Système, est une addiction implacable. Le Guardian continuera à écrire, même s’il condamne absolument tout ce qui se passe, qu’au départ il n’avait pas tort, comme ses compagnons de “lutte”, de soutenir le combat “pour la liberté et pour la démocratie”. Libre à lui, certes, sauf que ce qu’il décrit aujourd’hui, mis à l’épreuve de l’histoire, même très récente (voyez la Libye), montre qu’il avait absolument et irrémédiablement tort, du point de vue politique y compris dans les perspectives qui sont plus catastrophiques qu’elles n’ont jamais été, y compris du point de vue humanitaire, y compris du point de vue démocratique et ainsi de suite. Bien entendu, la démarche du Guardian présente un intérêt certain pour ceci qu’elle contribue puissamment à discréditer l’idéologie que ce journal défend, et tous les mouvements, identifiés ou secrets, qui l’accompagnent.

Encore, observant cela, n’atteint-on pas le cœur du problème, qui est la complète incompréhension du mouvement dit du “printemps arabe”, où il faut mettre la crise syrienne comme les autres crises, mouvement à considérer, pour l’apprécier justement, dans le cadre parfaitement identifié de la crise terminale du Système. A cette lumière, le “printemps arabe”, comme le reste, ne peut s’interpréter du point de vue idéologique courant, ni humanitaire bien sûr (démocratie, etc.). L’important est qu’il s’agit d’un mouvement de déstructuration et de dissolution d’une structure fondamentale mise en place au long du dernier demi-siècle pour soutenir et alimenter les intérêts du Système, en même temps que participer au maintien en l’état dudit Système. Dans ce cadre de jugement, on sait qu’on ne peut éviter ambigüité (comme dans le cas de la [non-]nomination de Hagel, les logiques sont similaires). En un sens, la catastrophique déstabilisation (déstructuration, dissolution) de la Syrie participe pourtant au sens général du “printemps arabe”, même si elle s’est faite au nom de valeurs faussaires, et dans des conditions catastrophiques également, qui ont exposé la cruauté et la stupidité des politiques du bloc BAO et des autres “amis de la Syrie”. Mais ce stade est dépassé et, désormais, l’on assiste à la déstabilisation (déstructuration, dissolution) de la rébellion elle-même, ce qui implique un pas supplémentaire de l’effet du “printemps arabe”, qui se manifeste “opérationnellement” par le désordre et le chaos. A cet égard, l’article du Guardian, à cause de tout ce qu’on a observé autour de ce quotidien-étendard idéologique, est effectivement un événement symbolique de communication important pour apprécier l’évolution de la situation.

Quant à la suite, si tous continuent à parler de la chute d’Assad, il n’est pas assuré que des événements “extérieurs proches” ne prennent pas de vitesse l’évolution de la situation en Syrie, la bouleversant complètement une fois de plus, sans aucune certitude que le régime Assad tombe. Certains témoignages d’un sentiment qu’on trouve dans plusieurs pays de l’OTAN, lors de récentes réunions de ministres de pays de l’alliance, rapportent que nombre de ces ministres (certainement pas les Français, certes), montrant d’ailleurs une conscience juste quoiqu’en général dissimulée de l’ampleur de la crise, estiment que la prochaine étape de la “crise syrienne”, loin d’être une intervention extérieure ou la chute d’Assad, pourrait être effectivement une extension directe à l’“extérieur proche” ; les craintes concernent une crise de fragmentation majeure en Irak plongeant ce pays dans un degré supplémentaire de désordre et de chaos, avec comme un des principaux effets la partition “offensive” de la partie kurde, les liens établis entre cette partie kurde irakienne et la partie kurde syrienne, et, bien entendu, tout cela orienté vers la partie kurde turque selon la politique d’un Kurdistan à constituer, avec ainsi une menace de mort pesant sur la Turquie elle-même. (Les commentateurs turcs sont en général absolument apocalyptiques par rapport à cette perspective.) C’est cela, le “printemps arabe”, et c’est cela la crise terminale du Système…

Pour consulter l’original : c’est ici.

Traduction: Dominique Muselet

Lire également sur Le Grand Soir:  Essai approfondi d'intelligence géo-politique de la situation syrienne

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