Les Echos.fr | Guy Valette | 23 mai 2013
LE CERCLE. L'accroissement du P.I.B. sans discernement, prédateur en ressources, ne permet plus un accroissement du même ordre des emplois rémunérés. Travailler plus ou plus longtemps pour produire et consommer n'importe quoi n'est pas la réponse aux problèmes que pose cette "mauvaise croissance". Il est temps de changer de paradigme.
L'article du philosophe Jean-Pierre Dupuy dans le monde du 06/05/2013 "L'enfer du travail" a inspiré ce qui suit. Il décrit pleinement dans quelle spirale infernale se trouve le "travailleur-consommateur" dans le monde global actuel. La référence à un dessin de Konk illustre bien le propos :
Dans une case un automobiliste se lamente "J'ai horreur de conduire, mais j'ai besoin d'une voiture pour me rendre à mon travail".
Dans une deuxième case, le même à l'usine : "J'ai horreur de mon boulot, mais il faut bien que je paie les traites de ma voiture".
Cette situation, vécue par beaucoup, montre l'aliénation dans laquelle la société de consommation mondialisée, pilotée par des politiques économiques libérales, nous a enfermés. "L'enfer" du travailleur, aliéné à son poste, rejoint "l'enfer" du consommateur aliéné par les objets et les marques. Travailler plus pour consommer plus, faire des heures supplémentaires pour honorer ses dettes.
Produire à l'autre bout du monde, à moindre coût, dans des conditions indignes, avec des travailleurs "low-cost", des objets superflus, les vendre ensuite, à dix mille kilomètres, dix fois plus chers, en utilisant les "créatifs" de l'industrie des médias et de la publicité, tout cela pour être conduit, dans les pays de consommation, en remplacement des emplois qualifiés détruits dans le secteur de production, à créer dans tous les secteurs de la vie privée des emplois de service souvent précarisés.
Ainsi va le monde dans une agitation perpétuelle qui enferme l'individu dans l'angoisse permanente de la déqualification ou du chômage qui ne permet plus de pouvoir consommer et payer ses charges. Pendant ce temps, les ressources s'épuisent inexorablement et la richesse se concentre toujours plus entre de moins en moins de mains.
Dans ce marché mondialisé, on a perdu tout sens commun et toute mesure. La société post-industrielle doit-elle être arc-boutée dans la seule production de travail à tout prix, pour rémunérer le consommateur, quitte à produire n'importe quoi et à faire faire ce que l'on ne peut faire, sans prendre en compte, en harmonie avec son environnement, la quantité de ressources disponibles et les besoins vitaux de l'être humain ?
De la contre-productivité
Pour reprendre l'exemple de l'automobile comme moyen de transport individuel, il faudrait se poser la question du coût global réel, dû à son utilisation, qui incombe à chaque utilisateur et à la sphère publique (infrastructures, accidents corporels, pollution de l'air, pollution sonore, etc.). Yvan Illich avec le concept de contre-productivité jugeait aliénant et illusoire la mise en avant de la vitesse dans le système automobile.
En prenant en compte le temps moyen de travail pour l'acquisition et l'entretien d'une automobile, on montre que le temps réel total affecté à ce bolide des temps modernes s'allongeait inexorablement et qu'en conséquence sa vitesse réelle diminuait d'autant. On l'évalue à 6 kms/h, soit à peine plus que la vitesse du piéton ! ("Ivan Illich a ainsi défini le concept de vitesse généralisée, compris ici comme le rapport de la distance parcourue au temps que l’on met à la parcourir. Dans le "temps que l’on met à la parcourir", il y a le temps effectif du déplacement et le temps que l’on passe à se donner les moyens du déplacement" (1)).
En d'autres termes le véhicule automobile ne nous rend pas plus efficaces, globalement, dans nos déplacements, même si dans l'instant on se déplace évidemment rapidement. En revanche, cette automobile en créant des emplois et du profit, consomme et détruit des quantités toujours plus importantes de ressources fossiles et de matériaux et génère des polluants qui mettent en danger la vie sur terre.
Dans un autre domaine qu'est l'agriculture, des études ont montré que dans les pays industrialisés, où la mécanisation et l'usage d'engrais et de pesticides n'ont cessé de se développer, le rendement net des terres agricoles n'a en réalité pas augmenté. En revanche, les terres sont totalement stérilisées et la pollution et les risques sanitaires pour les agriculteurs et les consommateurs ont augmenté. Ce type d'agriculture n'a servi que les intérêts de grands groupes industriels comme ceux de l'industrie chimique en particulier. Il s'agit bien d'un autre exemple de contre-productivité que ne mesure pas le P.I.B. cher aux experts.
De la croissance du P.I.B. et de la décroissance du bonheur
Le Produit Intérieur Brut (P.I.B.) est encore l'indicateur majeur de l'ensemble de l'activité économique. Cette somme de toutes les productions de biens et de services qui se vendent et qui coûtent, "produites par du travail rémunéré" serait-elle condamnée à croître pour la prospérité et le bien-être de tous ?
Rappelons un discours de Robert Kennedy, quelques jours avant son assassinat : "Notre P.I.B. comprend aussi la pollution de l'air, la publicité pour les cigarettes et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur les routes. Il comprend la destruction de nos forêts et la destruction de la nature. Il comprend le napalm et le coût de stockage des déchets radioactifs. En revanche le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, de la gaieté de leurs jeux, de la beauté de notre poésie ou de la solidité de nos mariages. Il ne prend pas en compte notre courage, notre intégrité, notre intelligence, notre sagesse. Il mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue" (2).
Le constat est sévère, la société économique "de croissance et de bien-être" n'a apporté que l'illusion d'un bonheur éphémère au plus grand nombre, mais seulement une illusion. Au contraire, emportée par la mondialisation des échanges et du travail rémunéré, elle a conduit à une explosion des inégalités et des frustrations. La généralisation du marché, du profit et des emplois rémunérés, jusque dans les domaines de la vie privée, avec la monétisation de tous les actes du quotidien, a détruit l'échange de service, de biens et le bénévolat, avec le lien social qui va avec.
L'émiettement et l'atomisation de la société ont éliminé toute expression de convivialité dans les rapports humains, renvoyant l'individu, à être "seul avec lui-même" dans une société où c'est" la guerre de tous contre tous". Arnaché de prothèses communicantes, coaché par des experts en tout, bêtifié, lobotomisé, par l'industrie des médias qui gouverne ses pulsions, l'individu rétréci et s'isole pendant que le P.I.B. est censé s'envoler.
Le problème est que, à cause de l'accroissement de la productivité et de la formidable concentration de la richesse, la grande machine à fabriquer du bien-être ne génère plus les emplois rémunérés nécessaires pour acheter ce "bonheur" qu'elle est censé produire. Alors que l'on exige de ceux qui ont un emploi de travailler plus encore (par exemple par l'allongement de la carrière professionnelle pour financer les régimes de retraites dont l'assiette des cotisations est limitée au revenu du travail) les exclus et les précaires sont de plus en plus nombreux, ils ne peuvent pas jouir pleinement du grand marché, entrainant frustrations et violences et, en conséquence ont besoin de plus en plus d'aides, ce qui creusent à nouveau les déficits des budgets sociaux et de la santé publique que l'on prétend diminuer.
Le comble est que malgré la production en masse de biens en tout genre, les besoins vitaux de l'humanité (alimentation, eau potable, santé et logement) ne sont pas satisfaits. Dans le monde on dépense 10 fois le budget nécessaire pour la satisfaction de ces besoins fondamentaux dans l'économie de la drogue ou dans l'industrie de la publicité; c'est 20 fois moins que le montant dépensé dans l'économie des armes de destruction (3).
Se désintoxiquer du travail rémunéré
Sortir de ce cercle infernal du produire plus pour vendre n'importe quoi, créer du travail pour acheter à tout prix, est impérieux.
Travailler moins pour pouvoir exercer à nouveau ses responsabilités dans la gestion des ressources qui nous sont confiées, dans la conduite de la vie familiale et sociale, est une nécessité. Se libérer du travail salarié pour pouvoir s'épanouir dans la création et l'échange est vital pour l'individu.
Seul l’avènement d'une société qui prône à la fois le partage des ressources et du travail nécessaire à la création des richesses utiles à la satisfaction des besoins et au bien-être de tous, permettra de mettre fin à cette dangereuse fuite en avant, avant qu'il ne soit trop tard.
L'allocation d'un revenu d'existence universel et inconditionnel peut être le premier pas vers cette libération du travail rémunéré qui produit et détruit toujours plus. Ce revenu complémentaire, généré entre autre par une redistribution de la richesse accumulée, permettra aussi une redistribution des emplois rémunérés entre tous ceux qui ne demandent qu'à vivre dignement.
Cesser de se servir d'indicateurs comme le PIB qui ne mesure rien d'autre que l'aliénation à l'argent et l'agitation qui en découle est aussi une urgence pour tenter de remettre le train du progrès social et du bien-être collectif à nouveau sur ses rails.
Dans une case un automobiliste se lamente "J'ai horreur de conduire, mais j'ai besoin d'une voiture pour me rendre à mon travail".
Dans une deuxième case, le même à l'usine : "J'ai horreur de mon boulot, mais il faut bien que je paie les traites de ma voiture".
Cette situation, vécue par beaucoup, montre l'aliénation dans laquelle la société de consommation mondialisée, pilotée par des politiques économiques libérales, nous a enfermés. "L'enfer" du travailleur, aliéné à son poste, rejoint "l'enfer" du consommateur aliéné par les objets et les marques. Travailler plus pour consommer plus, faire des heures supplémentaires pour honorer ses dettes.
Produire à l'autre bout du monde, à moindre coût, dans des conditions indignes, avec des travailleurs "low-cost", des objets superflus, les vendre ensuite, à dix mille kilomètres, dix fois plus chers, en utilisant les "créatifs" de l'industrie des médias et de la publicité, tout cela pour être conduit, dans les pays de consommation, en remplacement des emplois qualifiés détruits dans le secteur de production, à créer dans tous les secteurs de la vie privée des emplois de service souvent précarisés.
Ainsi va le monde dans une agitation perpétuelle qui enferme l'individu dans l'angoisse permanente de la déqualification ou du chômage qui ne permet plus de pouvoir consommer et payer ses charges. Pendant ce temps, les ressources s'épuisent inexorablement et la richesse se concentre toujours plus entre de moins en moins de mains.
Dans ce marché mondialisé, on a perdu tout sens commun et toute mesure. La société post-industrielle doit-elle être arc-boutée dans la seule production de travail à tout prix, pour rémunérer le consommateur, quitte à produire n'importe quoi et à faire faire ce que l'on ne peut faire, sans prendre en compte, en harmonie avec son environnement, la quantité de ressources disponibles et les besoins vitaux de l'être humain ?
De la contre-productivité
Pour reprendre l'exemple de l'automobile comme moyen de transport individuel, il faudrait se poser la question du coût global réel, dû à son utilisation, qui incombe à chaque utilisateur et à la sphère publique (infrastructures, accidents corporels, pollution de l'air, pollution sonore, etc.). Yvan Illich avec le concept de contre-productivité jugeait aliénant et illusoire la mise en avant de la vitesse dans le système automobile.
En prenant en compte le temps moyen de travail pour l'acquisition et l'entretien d'une automobile, on montre que le temps réel total affecté à ce bolide des temps modernes s'allongeait inexorablement et qu'en conséquence sa vitesse réelle diminuait d'autant. On l'évalue à 6 kms/h, soit à peine plus que la vitesse du piéton ! ("Ivan Illich a ainsi défini le concept de vitesse généralisée, compris ici comme le rapport de la distance parcourue au temps que l’on met à la parcourir. Dans le "temps que l’on met à la parcourir", il y a le temps effectif du déplacement et le temps que l’on passe à se donner les moyens du déplacement" (1)).
En d'autres termes le véhicule automobile ne nous rend pas plus efficaces, globalement, dans nos déplacements, même si dans l'instant on se déplace évidemment rapidement. En revanche, cette automobile en créant des emplois et du profit, consomme et détruit des quantités toujours plus importantes de ressources fossiles et de matériaux et génère des polluants qui mettent en danger la vie sur terre.
Dans un autre domaine qu'est l'agriculture, des études ont montré que dans les pays industrialisés, où la mécanisation et l'usage d'engrais et de pesticides n'ont cessé de se développer, le rendement net des terres agricoles n'a en réalité pas augmenté. En revanche, les terres sont totalement stérilisées et la pollution et les risques sanitaires pour les agriculteurs et les consommateurs ont augmenté. Ce type d'agriculture n'a servi que les intérêts de grands groupes industriels comme ceux de l'industrie chimique en particulier. Il s'agit bien d'un autre exemple de contre-productivité que ne mesure pas le P.I.B. cher aux experts.
De la croissance du P.I.B. et de la décroissance du bonheur
Le Produit Intérieur Brut (P.I.B.) est encore l'indicateur majeur de l'ensemble de l'activité économique. Cette somme de toutes les productions de biens et de services qui se vendent et qui coûtent, "produites par du travail rémunéré" serait-elle condamnée à croître pour la prospérité et le bien-être de tous ?
Rappelons un discours de Robert Kennedy, quelques jours avant son assassinat : "Notre P.I.B. comprend aussi la pollution de l'air, la publicité pour les cigarettes et les courses des ambulances qui ramassent les blessés sur les routes. Il comprend la destruction de nos forêts et la destruction de la nature. Il comprend le napalm et le coût de stockage des déchets radioactifs. En revanche le PIB ne tient pas compte de la santé de nos enfants, de la qualité de leur instruction, de la gaieté de leurs jeux, de la beauté de notre poésie ou de la solidité de nos mariages. Il ne prend pas en compte notre courage, notre intégrité, notre intelligence, notre sagesse. Il mesure tout sauf ce qui fait que la vie vaut la peine d'être vécue" (2).
Le constat est sévère, la société économique "de croissance et de bien-être" n'a apporté que l'illusion d'un bonheur éphémère au plus grand nombre, mais seulement une illusion. Au contraire, emportée par la mondialisation des échanges et du travail rémunéré, elle a conduit à une explosion des inégalités et des frustrations. La généralisation du marché, du profit et des emplois rémunérés, jusque dans les domaines de la vie privée, avec la monétisation de tous les actes du quotidien, a détruit l'échange de service, de biens et le bénévolat, avec le lien social qui va avec.
L'émiettement et l'atomisation de la société ont éliminé toute expression de convivialité dans les rapports humains, renvoyant l'individu, à être "seul avec lui-même" dans une société où c'est" la guerre de tous contre tous". Arnaché de prothèses communicantes, coaché par des experts en tout, bêtifié, lobotomisé, par l'industrie des médias qui gouverne ses pulsions, l'individu rétréci et s'isole pendant que le P.I.B. est censé s'envoler.
Le problème est que, à cause de l'accroissement de la productivité et de la formidable concentration de la richesse, la grande machine à fabriquer du bien-être ne génère plus les emplois rémunérés nécessaires pour acheter ce "bonheur" qu'elle est censé produire. Alors que l'on exige de ceux qui ont un emploi de travailler plus encore (par exemple par l'allongement de la carrière professionnelle pour financer les régimes de retraites dont l'assiette des cotisations est limitée au revenu du travail) les exclus et les précaires sont de plus en plus nombreux, ils ne peuvent pas jouir pleinement du grand marché, entrainant frustrations et violences et, en conséquence ont besoin de plus en plus d'aides, ce qui creusent à nouveau les déficits des budgets sociaux et de la santé publique que l'on prétend diminuer.
Le comble est que malgré la production en masse de biens en tout genre, les besoins vitaux de l'humanité (alimentation, eau potable, santé et logement) ne sont pas satisfaits. Dans le monde on dépense 10 fois le budget nécessaire pour la satisfaction de ces besoins fondamentaux dans l'économie de la drogue ou dans l'industrie de la publicité; c'est 20 fois moins que le montant dépensé dans l'économie des armes de destruction (3).
Se désintoxiquer du travail rémunéré
Sortir de ce cercle infernal du produire plus pour vendre n'importe quoi, créer du travail pour acheter à tout prix, est impérieux.
Travailler moins pour pouvoir exercer à nouveau ses responsabilités dans la gestion des ressources qui nous sont confiées, dans la conduite de la vie familiale et sociale, est une nécessité. Se libérer du travail salarié pour pouvoir s'épanouir dans la création et l'échange est vital pour l'individu.
Seul l’avènement d'une société qui prône à la fois le partage des ressources et du travail nécessaire à la création des richesses utiles à la satisfaction des besoins et au bien-être de tous, permettra de mettre fin à cette dangereuse fuite en avant, avant qu'il ne soit trop tard.
L'allocation d'un revenu d'existence universel et inconditionnel peut être le premier pas vers cette libération du travail rémunéré qui produit et détruit toujours plus. Ce revenu complémentaire, généré entre autre par une redistribution de la richesse accumulée, permettra aussi une redistribution des emplois rémunérés entre tous ceux qui ne demandent qu'à vivre dignement.
Cesser de se servir d'indicateurs comme le PIB qui ne mesure rien d'autre que l'aliénation à l'argent et l'agitation qui en découle est aussi une urgence pour tenter de remettre le train du progrès social et du bien-être collectif à nouveau sur ses rails.
(2) "De la convivialité" Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret -Page 49 - Edition La découverte.
(3) "De la convivialité" Alain Caillé, Marc Humbert, Serge Latouche, Patrick Viveret -Page 28-29 - Edition La découverte.
source: http://lecercle.lesechos.fr/economie-societe/social/emploi/221172996/travailler-plus-produire?utm_source=twitterfeed&utm_medium=twitter
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