2 septembre 2010

Faire dérailler la réforme des retraites


Avec la conjonction d'une réforme notoirement injuste des retraites et du scandale Woerth-Bettencourt, la France est entrée dans une crise politique majeure, dont l'issue est à ce jour très incertaine. Les véritables objectifs de la réforme étaient voilés par un argumentaire d'intérêt général : pour préserver la retraite par répartition, la démographie et le bon sens imposeraient de travailler plus longtemps pour obtenir sa retraite à taux plein. Certes, beaucoup de salariés du bas de l'échelle, souvent déjà exclus de l'emploi avant 60 ans, se demandaient pourquoi ce sont justement leurs pensions qui seront réduites. Mais pour la majorité des commentateurs et de l'opinion publique, cette question relevait de la négociation sociale entre "partenaires sociaux", avec ses formes classiques de luttes et de compromis.
Cette grille de lecture était déjà contestable avant les révélations de Médiapart. En effet, la réforme Woerth se distingue fortement de la réforme Fillon de 2003 du fait de la pression considérable qu'exercent aujourd'hui les opérateurs financiers sur les Etats européens. Les modalités adoptées – en particulier le report de l'âge de la retraite à 62 ans – visent moins à assurer un équilibre financier de long terme qu'à réduire très rapidement le déficit public, de façon à préserver la bonne note de la France auprès des agences de notation financière et calmer les spéculateurs. Le lien entre la réforme et les exigences du capital financier était donc déjà beaucoup plus apparent qu'en 2003, posant clairement la question de la tutelle de l'industrie financière sur l'Etat et la société, alors même que cette industrie vient d'être sauvée de la faillite par les contribuables.
Mais la révélation des liens étroits entre le ministre chargé de la réforme et la contribuable la plus riche (mais l'une des moins imposées en proportion de son revenu) de France a achevé de déchirer le voile de l'intérêt général. Comment monsieur Woerth peut-il prétendre défendre une réforme équitable quand chaque jour amène son lot de révélations sur des salaires de complaisance, conflits d'intérêts, enveloppes de billets, chèques extravagants, comptes en Suisse, îles paradisiaques… Bien sûr, les politiques publiques profitent toujours à des intérêts particuliers. Dès le 6 mai 2007 Nicolas Sarkozy a affiché clairement qui étaient ses mandataires : Fouquet's, bouclier fiscal… Cependant la force de la démocratie libérale réside dans sa capacité à préserver le consentement populaire à la domination oligarchique tant que les justifications d'intérêt général ("c'est pour faire revenir les grandes fortunes en France") restent tant soit peu crédibles.
Mais quand on découvre que le fisc a versé un chèque de 30 millions d'euros à madame Bettencourt, laquelle n'a subi aucun contrôle fiscal depuis des lustres, emploie la femme du ministre du budget et finance les campagnes de MM. Woerth et Sarkozy, le consentement populaire vacille : la crise de régime devient possible. Que se passera-t-il quand le même M. Woerth se présentera à l'Assemblée pour faire voter la baisse des retraites des ouvriers et employés ?
UN CHOIX DE SOCIÉTÉ
La conscience du danger extrême n'est évidemment pas pour rien dans la décision extrême prise récemment par Nicolas Sarkozy d'amalgamer officiellement délinquance et immigration et de stigmatiser les Roms. Allumer un contre-feu, ouvrir un deuxième front, diviser les classes populaires : la tactique, pour transparente qu'elle soit, n'en est pas moins redoutablement efficace. Début septembre auront lieu deux manifestations de très grande ampleur – le 4 septembre "face à la xénophobie et à la politique du pilori", le 7 septembre contre la réforme des retraites. Les éditorialistes compareront le nombre et le pedigree des manifestants, les déclarations martiales de MM. Hortefeux et Estrosi soulageront la pression médiatique sur M. Woerth, les militants courront d'une manifestation à l'autre…
Il faudra de la créativité aux mouvements sociaux pour sortir du piège. Face à l'intransigeance et à l'absence totale de scrupules de ce pouvoir, une insurrection civique peut seule mettre le holà à tant d'injustices et d'amalgames. Pétitions, manifestations, grèves sont absolument indispensables sur les deux terrains de la justice sociale et de la défense des immigrés. La politique sarkozyste instrumentalise – avec de bonnes chances de succès – le racisme pour diviser les classes populaires. Pour déjouer la manœuvre, la mise en échec de la réforme des retraites est un enjeu décisif à court terme.
Cette réforme est un choix de société, un choix contestable et fortement contesté par la société. Il serait légitime de consulter directement le peuple, comme le prévoit d'ailleurs la Constitution depuis sa réforme de 2008. Mais Nicolas Sarkozy n'a évidemment aucune intention de le faire. Une votation citoyenne, co-organisée début octobre par les syndicats, les associations, les partis politiques de gauche, les municipalités, ferait pénétrer le débat dans les quartiers, les immeubles, les entreprises, les villages partout en France. Elle pourrait rassembler des millions de votants pour exprimer le rejet populaire de la réforme "Woerth-Bettencourt". Loin d'affaiblir l'action syndicale, elle ancrerait le mouvement de refus au plus profond de la société, renforçant d'autant les cortèges de manifestants et les mouvements de grève. Un recul du gouvernement sur les retraites contribuerait aussi, de façon peut-être décisive, à discréditer la diversion raciste cyniquement organisée par le pouvoir.

Thomas Coutrot, co-président d'Attac
 

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