17 octobre 2012

L’Argentine au temps de l’Europe du Nobel



Par Jean-Luc Mélenchon | 14 octobre 2012 | Son blog 


Le changement argentin sans tango
La règle d'or en pleine incohérence 

 Le changement argentin sans tango

J’ai trouvé Buenos Aires dans une ambiance politiquement active. Du côté du gouvernement l'action réformatrice bat son plein.

Les commentateurs locaux estiment que, sur bien des sujets, le gouvernement est « plus à gauche » que la société. Je pense que c'est vrai sur le plan des réformes démocratiques et du développement des droits individuels. La loi qui donne le droit de vote à 16 ans sera sans doute adoptée avec une majorité large. Mais il n'est pas du tout assuré qu'il en aille de même avec la loi donnant le droit de vote aux étrangers du moment qu'il résident en Argentine de façon continue depuis au moins deux ans ! On ne peut cependant jurer de rien. En effet on avait aussi annoncé beaucoup de difficultés à propos de la loi qui supprima le régime de retraite par capitalisation. Il n'en fut rien. Des millions de gens ont accepté de revenir à la retraite par répartition parce qu'ils ont constaté qu'au minimum cela stabilisait leur situation et dans bien des cas cela l'améliorait. Dans un autre registre, plus récemment lorsque la loi a changé le statut de la banque centrale argentine pour lui ajouter les responsabilités de la croissance et de l'emploi, la résistance des libéraux a été vite épuisée. Socialement donc, la société argentine a mûri. Les mirages libéraux ne fonctionnent plus ici. Il est vrai qu'ils ont coûté très cher et que l'on n’a pas encore fini d'en panser les plaies.

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Côté opposition les sociaux-démocrates et la droite s'agitent de concert. Ils soutiennent en commun une grève de policiers et de gendarmes qui dégage un drôle de parfum. J’ai des raisons de noter cette grève. Pourtant d’autres ont lieu également. Mais elles sont dans un registre plus classique de mouvements sociaux d’opposition au gouvernement, comme dans toutes les démocraties. Reste que les grèves de policiers et gendarmes sont le nouveau mode opératoire des putchs en Amérique du sud. Il y a quelques raisons de penser que l’Argentine de Cristina Kirchner est dans le viseur des impériaux nord-américains et de leurs sbires. On se souvient qu’elle vient de nationaliser la compagnie de pétrole Repsol. Et à présent voici que sa loi sur la libération de la presse va s’appliquer après trois ans de blocage dans les procédures judiciaires. Cette loi attaque directement les privilèges monopolistiques d’un des grands groupes de presse du sous-continent, une institution comme il y en a une dans chaque pays latino. Ici il s’appelle « Clarin ». Ce groupe de presse a jusqu’au 7 décembre prochain pour se mettre en règle avec la loi. N’empêche que ça fait quand même beaucoup : une nationalisation du pétrole et un démantèlement de monopole de presse ! Les grandes orgues ont donc commencé leurs beuglements.

Et justement se réunit en ce moment la SIP, la société américaine de presse, une sorte de syndicat qui regroupe la bien-pensance médiatique du continent plus une série de gens dont on se demandent ce qu’ils font dans cette réunion comme des anciens présidents de pays de la zone et des groupes de presse espagnols. Parmi ces brillantes personnalités morales, il y a, bien sûr, le merveilleux groupe « El Mercurio » du Chili dont on a appris à l’ouverture des archives de la CIA qu’il avait reçu plusieurs dizaines de millions pour participer, à l’époque, à la déstabilisation de Salvador Allende. On devine que ce n’était ni le seul cas, ni la dernière fois. Combien parmi tous ces héros de la liberté de la presse sont encore sous perfusion ? En tout cas ils n’ont donc pu faire moins que de s’inquiéter des « restrictions croissantes contre la liberté de la presse » en Amérique du sud. Ils ont même fait une liste de pays mis en cause. Quelle surprise : tous les gouvernements de notre gauche sont pointés du doigt : Equateur, Bolivie, Venezuela, et, évidemment, l’Argentine. Assez étrangement si l’on ose dire ce n’est pas dans ces pays que des journalistes sont assassinés mais dans d’autres, dont la liste n’est pas faite. Mais qu’on établirait facilement. Les quarante journalistes assassinés l’an passé dans cette Amérique l’ont été au Mexique, en Colombie et dans d’autres paradis de la liberté de cette sorte.

Cette ambiance montre à quel point les nôtres sont dans le collimateur et quelle vigilance il nous faut avoir. En fait la question des médias et de leur capacité de nuisance contre la démocratie est centrale dans tous les processus de cette nature. La question se posera donc à nous le moment venu. D’une certaine façon nous le savons bien elle est déjà posée. Le déni démocratique qu’est la répétition en boucle des mêmes argumentaires en faveur de toute question touchant l’Europe est présent dans tous les esprits. Mais encore n’est-ce là qu’un effet d’opinion, même si l’on doit dénoncer que les intéressés fassent passer leurs manœuvres pour de l’indépendance d’esprit. Mais j’estime que des campagnes moutonnières comme celle qui ont été menées contre Chavez posent des questions d’un ordre différent. Il s’agit clairement d’une campagne internationale. Son origine est clairement visible. Son insertion dans un dispositif de campagne pré-putchiste, favorable au candidat de la droite des socialistes et de l’extrême-droite est évidente. Sur place, le croirez-vous, il y avait dix mille journalistes pour « couvrir l’évènement ». En fait ils vinrent commenter la défaite annoncée de Chavez. Beaucoup parmi eux se préparaient aussi à soutenir le putch de droite qui aurait accompagné un résultat serré du type de celui qui fut psalmodié par le grand mouton médiatique dans l’Europe entière. Les êtres les plus vils furent mis en mouvement. Par exemple, en plus de l’ancien terroriste à la retraite Paulo Paranagua, il y eu aussi le dessinateur officiel du « Monde », l’infâme Plantu. Ce bénéficiaire d’un prix de la liberté de la presse de dix mille euros attribué par le Qatar a battu le record de l’ignominie. Il a osé déclarer sur France 5 que Chavez et Pinochet c’était « pareil », puisque Chavez et « ses sbires » auraient tué autant de monde que le dictateur chilien. Ecœurement : le « journaliste » qui animait le « débat » ne corrigea rien. N’empêche que cette masse de dix mille témoins venus pour la bonne cause et repartis bredouilles a dû, de surcroît, en contradiction avec les discours précédents, reconnaître au moins par son silence que le système de vote est, comme l’a dit Jimmy Carter, le meilleur et le plus honnête des Amériques.

La loi de libération de la presse en Argentine porte sur les médias audiovisuels. Elle interdit au propriétaire d'un média écrit d’en posséder un autre dans l’audiovisuel. Une série de restrictions de cette nature se donne pour objectif de réorganiser le paysage médiatique du pays. Le but est de parvenir globalement un véritable pluralisme médiatique. Celui-ci ne doit pas se comprendre seulement comme un pluralisme d'opinions politiques. Il s'agit aussi de permettre à une pluralité de source de s'exprimer. C'est ainsi que les écoles, les universités, les « communautés » comme on appelle ici un comité de quartier, où les groupes sociaux, ont vocation à recevoir des licences pour pouvoir émettre. D'ores et déjà des centaines de médias de cette sorte existent. La loi veut obtenir une répartition en trois tiers de la propriété médiatique. Un tiers pour le privé, un tiers pour le service public, un tiers pour ce que nous appellerions, nous, le secteur associatif. Pour que le système fonctionne il faut évidemment que les finances suivent en faveur des structures les plus faibles. C'est ce qui est prévu ici. D'un autre côté la loi est considérée comme une contribution au développement de l'emploi dans la mesure où, en stabilisant l'existence du secteur associatif et du secteur public, une masse considérable d'emplois sont soit créés soit, de ce fait, protégés. Le gouvernement argentin fait donc remarquer qu'actuellement tous les médias, sauf un, se sont mis en adéquation avec le nouveau cadre légal. Le méga groupe « Clarin » devra donc s’y conformer à son tour. C'est-à-dire qu'il devra se démanteler et se séparer de ses propriétés qu’il détient en contradiction avec la nouvelle loi.

Ce qui est intéressant dans cette affaire c'est qu'enfin il se passe quelque chose. Le problème de l'organisation démocratique de l'espace médiatique ne peut être abandonné à la loi du marché. Car le résultat est beaucoup trop évident : des monopoles se constituent qui aggravent le caractère déjà moutonnier et uniformisant des politiques éditoriales. Mais surtout la loi du marché c'est aussi celle du précariat pour les salariés de la presse. Cette réalité sociale pèse lourdement sur la qualité et le contenu rédactionnel. Pendant longtemps la seule critique de la gauche à propos de l'organisation de l'espace médiatique s'est concentrée sur la question de l'indépendance des médias. Elle a été beaucoup moins présente sur le terrain de la critique de l'uniformisation des lignes éditoriales. J'estime pour ma part que la question du pluralisme est centrale. Pluralisme des opinions, pluralisme social du recrutement des gens de presse, pluralisme des sources de production. Et s'il est vrai que ces questions peuvent faire l'objet d'un travail législatif méthodique comme le prouve l'exemple argentin ou équatorien, on doit immédiatement y assortir une seconde préoccupation : la question sociale des salariés de la presse. En effet le précariat, l'abus d'usage des stagiaires, les contractions permanentes des effectifs et la course à la productivité individuelle sont des causes directes de ce que nous dénonçons dans le paysage éditorial actuel.

Le jour même de mon arrivée à Buenos Aires je fus reçu par le ministre des affaires étrangères. Celui-ci me remit l'invitation que j'espérais pour pouvoir participer le soir même à la manifestation qui célébrait le troisième anniversaire de la promulgation de la nouvelle loi sur la presse. Ce rassemblement avait lieu à l'intérieur du palais présidentiel. J’y fus accueilli de façon très prévenante. Placé au premier rang, exactement au pied du pupitre, je compris que j'étais destiné au rôle de témoin étranger de l'événement. Et lorsque la présidente Cristina Kirchner s'exprima, en effet, non seulement elle salua ma présence mais elle s'adressa à moi directement à plusieurs reprises pour me prendre à témoin. Il est vrai que son discours se voulait extrêmement ferme. Elle dénonça ce fait qu'il était impensable qu'un tel pouvoir soit abandonné à un groupe de presse qui par ses obstructions judiciaires et ses campagnes permanentes semblaient penser avoir le rôle une autorité supérieure à tous les autres pouvoirs du pays. Et quand elle entra dans une longue description de la nouvelle répartition des attributions de licences et du paysage médiatique actuel, on comprit mieux ce qu'elle voulait dire quand elle affirma que la normalité et le respect de la loi étaient généraux à une exception près. Pour elle, en quelque sorte, le 7 décembre serait la date de la fin d’une exception isolée. En ce sens, si ferme que soit le propos à l'égard du fautif, globalement le discours se voulait ainsi apaisant en réduisant à un cas contre 500 autres le problème posé.

Je reviens aux menaces qui pèsent sur l’action du gouvernement progressiste argentin. Et pour cela je dois évoquer les conséquences de la nationalisation de la compagnie pétrolière argentine Repsol. En fait il s'agit d'une re-nationalisation. Autrefois la compagnie appartenait à l'État comme dans la plupart des pays du monde. Elle fut privatisée au moment de la folie libérale du gouvernement Menem. Cette compagnie avait désormais son siège en Espagne. Le gouvernement espagnol s'est donc immédiatement mobilisé pour protester contre cette nationalisation. Mais si l'on veut bien y réfléchir, la question se pose de savoir s’il est légitime pour un gouvernement démocratique de s'en prendre à un autre au nom des intérêts d'une compagnie privée. Le gouvernement espagnol ne s'est pas contenté de protester, il a agi. Les parlementaires espagnols au Parlement européen ont fait adopter une motion, une de plus, où le Parlement condamne cette nationalisation. Mais il y a pire encore. L'Union européenne, en tant que telle, à la demande des Espagnols, a porté plainte contre cette nationalisation devant un tribunal international à l'OCDE. Bien sûr ce genre d'initiative n'a guère fait l'objet de publicité dans la presse libre et indépendante des pays du prix Nobel de la paix. Il n'empêche que ce n'est pas acceptable. Comme européen, je ne me sens pas du tout molesté par le retour d’une compagnie pétrolière sous le contrôle de son peuple. C'est même plutôt l'inverse. Et chacun sait que le programme « L'Humain d'abord» prévoit la nationalisation de Total. J'estime que le nouveau gouvernement français et le nouveau président de la république ne devraient pas être solidaires de cette démarche contre l'Argentine. Au contraire il devrait demander l'arrêt des poursuites par l'Union européenne. Nous allons donc devoir nous occuper d'organiser une campagne pour obtenir le retrait de la plainte. Je crois que ce sera une campagne assez motivante dans la mesure où elle permet de faire le lien entre le soutien aux avancées de la nouvelle Amérique du Sud, la propagande pour que des mesures similaires soient prises en Europe, et la dénonciation du caractère grossièrement agressif et réactionnaire de l'action internationale de l'Union européenne, notre cher prix Nobel de la paix.

A présent voici un portrait. Celui de Lalo. C’est un surnom, bien sûr. Je l’ai connu pendant son exil politique en France. A présent il vit entre Paris et Buenos Aires. C’est un homme tout en finesse. Cela concerne aussi bien son apparence physique longiligne que ses manières délicates ou sa façon de considérer les événements. Sur place, pendant mon séjour, c’était le référent du Parti de Gauche. Il a été volontaire pour me seconder, en plus de la personne à qui le gouvernement a confié le soin de m’accompagner. Lalo a donc passé le temps de ma présence en Argentine dans la fonction de secrétaire particulier, attaché de presse, garde du corps et même chauffeur à l’occasion. Je ne me souviens pas d’avoir jamais rencontré quelqu’un dont les façons soient si tempérées. Pas un instant le tourbillon qui m’a entouré n’a semblé le perturber. Il faut dire que la vie lui a donné quelques occasions d’apprendre à garder son sang-froid.

Lalo revient de loin. Très loin. Un soir, en 1978, les militaires argentins sont venus le chercher et l’on enlevé, lui et sa femme. Il y avait déjà deux ans qu’il vivait dans la clandestinité. En fait lorsque le coup d’état a eu lieu, il était à l’extérieur du pays. Mais son organisation politique lui a donné la consigne de rentrer à tout prix. « Pourquoi l’as-tu fait ? », lui ai-je demandé. « Je voulais résister », me dit-il. C’est tout. Il lui a fallu quatre mois pour y parvenir. Mais il rentra. Il avait été responsable syndical dans une usine de la métallurgie. L’AAA l’avait inscrit dans le registre de gens à liquider. AAA c’était « l’alliance anti-communiste argentine », une variante d’escadron de la mort. Une fois enlevé, il passe donc dans la catégorie des « disparus ». Les militaires en font ce qu’ils veulent. Personne ne sait où ils sont. Cela fait partie du mécanisme de la terreur. Lui a été interné au camp de concentration nommé Vésuvio. Je connais. Il y est passé deux mille cinq cent personnes, toutes torturées et un très grand nombre y ont été assassinées. J’ai aidé deux femmes à en sortir à l’époque avec une campagne de pétition. Car il y eut une brève période où une brèche avait été ouverte dans le dispositif de la dictature. La commission des droits de l’homme de l’Organisation des Etats Américains rendit publique une liste de disparus établie à partir des témoignages qui étaient remontés par les réseaux militants des ONG, des églises de base et des survivants évadés. De tous côté, à l’extérieur, il y eu des campagnes pour réclamer la réapparition des personnes portées sur cette liste. Les militaires cette fois-là durent lâcher prise à propos d’une série de gens. Pas tous. Mais ce fut la chance de Lalo. Il fut « légalisé », comme les deux femmes dont je m’occupais et combien d’autres. Cela signifie qu’il ne fut pas assassiné mais transféré dans une prison officielle. L’organisation politique à laquelle il appartenait réussit de cette façon à avoir au total trente-cinq survivants. Mais parmi toutes ses victimes, dix neufs sont des disparus, à tout jamais. Ont-ils été jetés dans la mer depuis un hélicoptère comme ce fut le cas pour tant d’autres ? Fusillés et enterrés dans les charniers où ont été ensevelis bon nombre des 30 000 victimes de la dictature ? Ou bien sont-ils morts sous la torture ? On ne saura jamais. Quand Lalo a été arrêté, le gars qui l’a donné était présent. Il n’avait pas supporté la torture et il avait parlé. J’ai demandé à Lalo ce qu’il en pensait. Il m’a dit de sa voix tranquille qu’il ne lui en voulait pas. Il a ajouté : « Il m’a donné, mais il m’a sauvé la vie aussi ». Et ensuite il a expliqué. Le gars a dit que Lalo était juste une petite main qui tirait les tracts. Il n’a pas dit que c’était un des dirigeants de l’organisation. La deuxième chance de Lalo c’est sa table de salle à manger. Une table spéciale. C’est un menuisier rescapé du ghetto qui la lui avait fabriquée. Ça ne s’invente pas. Une table à double fond très bien ajustée. Les militaires n’ont rien trouvé en fouillant la maison, à part la ronéo pour les tracts. La chance suivante, c’est que les militaires et les escadrons de la mort étaient des voyous qui pillaient les maisons après avoir enlevé les gens. Ceux-là ont donc tout déménagé et tout vendu. C’était ce qu’ils appelaient le « butin de guerre ». Du coup la table de Lalo a elle aussi disparu, sans livrer son secret. Devenu détenu « légal », Lalo tombait sous le coup de la loi « ordinaire ». Mais rien ne justifiait sa détention, puisqu’il n’y avait pas d’autres charges contre lui que d’avoir utilisé une ronéo pour éditer des tracts séditieux. Lalo a donc eu droit à une mise en liberté conditionnelle. Il s’est aussitôt enfui du pays. Au Brésil. Et de là, il partit pour la France où je l’ai connu.


La règle d'or en pleine incohérence


L’Assemblée a adopté le traité budgétaire européen. Le groupe socialiste a largement mêlé ses voix à celles de l’UMP pour voter le traité Sarkozy. La suite a été encore plus lamentable.

La droite a apporté 195 voix en faveur du traité. Bien sûr, compte-tenu du rapport de force à l’Assemblée, les voix favorables au traité sont plus nombreuses à gauche. C’est ce que répètent les socialistes pour essayer de masquer leur ralliement au traité Sarkozy. Il n’y a pourtant pas de quoi en être fiers. D'autant qu'ils savent que ces voix de droite leur seront indispensables au Sénat. A l’Assemblée, seuls les députés du Front de Gauche ont unanimement voté contre le traité. Au final 70 députés ont voté contre dont 45 député de gauche. Le "non" de gauche est donc majoritaire dans le "non" au traité. Comme en 2005. Au final, ce sont 12 députés d'Europe-Ecologie-les-Verts, 17 députés socialistes et 3 députés chevènementistes qui se sont joints au Front de Gauche. En dépit des pressions qu'ils ont subies ! 18 autres n'ont pas voté le traité, préférant s'absenter ou s'abstenir. A l'arrivée, il n’y a pas de majorité de gauche pour le traité Merkozy, même sous emballage socialiste. Le gouvernement Ayrault n'a pas pu rassembler la majorité absolue de 289 députés de gauche alors que le groupe PS compte à lui seul 297 parlementaires ! Le gouvernement ne peut agir qu’avec le soutien de la droite. Mais une alternative de gauche s’est manifestée avec le vote commun de ces députés socialistes, verts et Front de Gauche contre le traité. A l'arrivée, le "non" de gauche est significatif. En tout cas, il est plus fort que ce que redoutait le gouvernement.

Mais, hélas, seul le Front de Gauche a été cohérent jusqu'au bout. Dès le lendemain du vote sur le traité, les députés PS, EELV et radicaux de gauche ont voté comme une seule main pour la loi organique. Même ceux qui avaient rejeté le traité. Aucun député de ces trois groupes n'a voté contre la loi organique. Seuls les trois députés chevènementistes, apparentés au groupe PS, ont voté contre. Et on compte à peine 10 abstentions dans ces groupes. Pourtant, cette loi organique est étroitement liée au traité. Pierre Moscovici, ministre de l’économie et des finances l’a reconnu dès l’ouverture du débat à l’Assemblée : « Le projet de loi organique relatif à la programmation et à la gouvernance des finances publiques est un texte qui tire les conséquences du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance, le TSCG, en termes de gouvernance de nos finances publiques et les incorpore dans le droit français ». C’est cette loi organique qui sacralise la règle d’or budgétaire d’interdiction des déficits. Elle précise les modalités d’application du traité. Ceux qui ont voté contre le traité mais pour la loi organique sont donc incohérents. C’est la même logique économique, politique et juridique. Il reste encore bien du chemin a faire pour délimiter stablement un nouveau pôle de gauche parlementaire.

Le choix d’une loi organique est un artifice politique et juridique de François Hollande. Certes, une loi organique est un texte juridique d’une valeur inférieure à la Constitution. Les lois organiques précisent les modalités d’application de la Constitution. Mais de ce fait, elles ont une valeur juridique supérieure aux lois ordinaires et notamment au budget. Le Conseil constitutionnel pourra censurer le budget s’il ne respecte pas la règle d’or inscrite dans la loi organique, exactement comme si elle était inscrite dans la Constitution. Cependant mettre la règle d’or dans une loi organique est plus simple que l’introduire directement dans la Constitution. Pour réviser la Constitution, il aurait fallu un référendum ou bien une majorité des trois cinquièmes du parlement. François Hollande ne l’a pas. Alors que pour faire adopter la loi organique, il lui suffit d’une majorité absolue à l’Assemblée. Ce tour de passe-passe démocratique est explicitement prévu dans l’article 3 du traité, pour mieux contourner le vote populaire.

Cette loi organique dit essentiellement deux choses. D’abord, elle reprend la règle d’or. Pierre Moscovici a essayé de le nier mais sans convaincre personne : « La loi organique n’énonce pas de règle d’or en tant que telle. Les innovations qu’elle propose sont d’ordre procédural ». Il sait que c’est faux et que la loi organique transcrit la règle d’or dans le droit français. Il sait aussi que la loi organique renvoie explicitement à l'article 3 du traité qui détaille cette règle d'or. A ce sujet, je veux répondre à une énormité qu’a proféré le centriste Charles de Courson dans le débat. Il a déclaré : « Ce qui fait le malheur des peuples, ce n’est pas la règle d’or : c’est ceux qui l’ont oubliée, qui ont surendetté leurs peuples et qui les amèneront un jour à un régime dictatorial ! Tous les démocrates devraient être d’accord avec la règle d’or ! ». Il lui reste à apprendre plusieurs choses. D’abord que l’Etat le plus attaqué aujourd’hui après la Grèce, à savoir l’Espagne, avait pourtant inscrit la règle d’or dans sa constitution. Adopter la règle d'or n'est donc en rien une protection contre les spéculateurs, au contraire. Ensuite, il faut qu'il apprenne que la règle d’or a été appliquée par les dictateurs Pinochet au Chili et Salazar au Portugal. Ce n'est donc absolument pas une avancée démocratique !

La loi organique débattue à l’Assemblée interdit un déficit structurel supérieur à 0,5% de la richesse du pays soit 10 milliards d’euros. Ce chiffre concerne le total du déficit de l’Etat, des collectivités locales et de la Sécurité sociale. Pour 2012, le seul déficit structurel de l’Etat avoisinera 70 milliards. Pour revenir à l’équilibre, il faudrait donc supprimer 60 milliards d’euros soit autant que le budget de l’Education nationale ! Mais le gouvernement Ayrault va encore plus loin dans l’austérité et le dogmatisme anti-déficit. Le traité prévoit un déficit autorisé de 0,5% de la richesse du pays. Dans la loi organique, le gouvernement Ayrault serre la vis un peu plus en se fixant une limite plus dure encore : 0,25% sur deux années consécutives. Et dans ses perspectives budgétaires, le gouvernement Ayrault redonne un tour de vis de plus. Il se fixe comme objectif d’arriver à 0% de déficit structurel en 2016 ! Dis autrement, Ayrault va encore plus loin que ce que prévoit le traité Sarkozy en terme d’austérité et de recul de l’intervention de l’Etat ! En cela, Ayrault met ses pas dans ceux des libéraux les plus délirants.

Tous ces pourcentages sont censés être calculés en termes de « déficit structurel ». Cette notion barbare signifie que le déficit est calculé après correction des variations conjoncturelles et des mesures ponctuelles et temporaires. Si je vous en parle, c’est parce que c’est une escroquerie intellectuelle de première grandeur ! Il n’existe pas de méthode de calcul du déficit structurel commune à tous les instituts économiques. Le respect de la règle d’or dépendra donc de qui fera les calculs. Et à ce petit jeu, la Commission européenne est comme souvent la plus brutale et la plus anti-Etat. Selon le journal financier américain Wall street journal, les méthodes de calcul de la Commission européenne donnent un déficit structurel de 0,5% de la richesse du pays si on les applique aux Etats-Unis. La Commission du parlement américain chargé des affaires budgétaires aboutit elle à un déficit structurel de 5,3% de la richesse du pays. L’écart varie de un à dix ! Je prends cet exemple car c’est le plus caricatural. Mais pour la France, les écarts varient du simple au double selon que vous prenez les chiffres du FMI, de la Commission européenne ou d’autres organismes. Puisqu'il n'existe pas de définition commune, l'ampleur des coupes dépendra du bon vouloir de la Commission.

L’autre point central de la loi organique est antidémocratique. Il s’agit là encore de décliner le traité et son article 3. L’article 8 de la loi organique crée un « Haut conseil des finances publiques ». Celui-ci serait chargé de surveiller le processus budgétaire national. Il devrait valider les hypothèses de croissance du gouvernement. Il devra aussi contrôler que les déficits attendus et réalisés respectent le traité et la loi organique, alerter si ce n’est pas le cas etc. Toutes ces tâches relèvent normalement du Parlement, c’est-à-dire des élus du peuple. En tout cas c’est ce que dit la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789. Voici ce qu’en dit son article 14 : « Les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi, et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée ». C’est la base de la souveraineté populaire en matière budgétaire. Or, ce Haut Conseil des Finances Publiques dépossède le peuple et son parlement de sa souveraineté. Ce Haut conseil ne sera composé que de technocrates et de comptables nommés et non élus. En lieu et place du Parlement, c’est la Cour des Comptes qui se voit reconnaître le rôle principal. Voyez plutôt. Si les amendements de l’Assemblée sont repris, le Haut conseil comprendrait 11 membres dont … aucun parlementaire ! Il y aurait cinq membres de la Cour des Comptes dont son président qui présiderait aussi le Haut Conseil. Le Haut conseil serait aussi composé de « quatre membres nommés, respectivement, par le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat et les présidents des commissions des finances de l’Assemblée nationale et du Sénat, en raison de leurs compétences dans le domaine des prévisions macroéconomiques et des finances publiques; ces membres ne peuvent exercer de fonctions publiques électives nationales ». C’est-à-dire que ces « experts » seront nommés par des élus mais ne pourront pas être députés ou sénateurs. Il existe pourtant dans chacune des deux assemblées une commission des finances qui est déjà chargé du suivi et du contrôle budgétaire. Enfin, l’Assemblée a voté un amendement sur ce point. Il prévoit que le président du Conseil économique, social et environnemental désignera aussi un membre. Et un autre amendement précise que le directeur de l’INSEE siégera de droit dans cette instance. Mais cela ne change rien à la question démocratique.

Le même article 8 de la loi organique est extrêmement clair : « Dans l'exercice de leurs missions, les membres du Haut conseil des finances publiques ne peuvent solliciter ou recevoir aucune instruction du Gouvernement ou de toute autre personne publique ou privée ». C’est la même logique « d’indépendance » qui s’applique déjà à la Banque centrale européenne. C’est cohérent avec la logique austéritaire de l’Union européenne. Il s'agit d'éloigner les questions budgétaires du peuple. Il s’agit de protéger les intérêts particuliers des rentiers de la volonté populaire. Les libéraux et les sociaux-libéraux expliquent qu’il n’y a qu’une politique possible. En conséquence, les « experts » choisis par eux seraient les seuls à savoir et donc à pouvoir décider. C’est une régression démocratique extraordinaire. Elle peut se résumer ainsi : tout sauf le peuple !

Au nom du Front de Gauche, François Asensi, député de Seine-Saint-Denis, a défendu une motion de rejet de la loi organique. Comme il l’a dit lui-même, c’était une respiration indispensable dans le débat : « Mon propos sera moins consensuel. Je crois rêver en voyant cette assemblée, où droite gouvernementale et gauche gouvernementale s’entendent à merveille et où il n’y a plus aucune opposition sur le plan économique. Je constate une fusion politique entre les deux, au moins sur les questions économiques ». Puis, dans son argumentation, il est revenu sur cette volonté de confier la politique à des organismes « indépendants » de la volonté des peuples. Pour cela, il a notamment cité Pierre Mendès-France. Voici ce qu’il disait en 1957 contre la ratification du traité de Rome, à la tribune de l’Assemblée, c’est d’une cruelle actualité : « L'abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement "une politique", au sens le plus large du mot, nationale et internationale ». Il a ensuite dénoncé la méthode « juridiquement contestable » de la loi organique et surtout son contenu : « Cette loi organique sert de cheval de Troie aux diktats des marchés financiers et de la Commission européenne, et promeut une nouvelle étape vers une Europe antidémocratique et antisociale. Par les transferts de souveraineté inclus dans le traité budgétaire européen, par le reniement de la souveraineté populaire et parlementaire, cette loi organique bouleverse de manière structurelle l’équilibre des pouvoirs publics. Elle vise à créer un cadre budgétaire extrêmement contraint qui, tout en préservant les apparences, vide de pouvoir nos institutions ». En cohérence, les députés du Front de Gauche ont donc voté contre la loi organique, comme ils ont voté contre le traité.
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