Petit voyage au pays du peuple de la boue
14 mai 2013
Par Yannick Chenevoy | son blog
Pas grand chose à dire sur le voyage en lui même, départ vers 22h45 de Chalon (le car vient de Tournus), des copains du Jura et de Besançon montent avec nous, arrêt à Beaune pour récupérer quelques dijonnais, puis Avallon où des potes de la ZAD du Tronçais (Notre Dame des bois) nous rejoignent, finalement il reste quelques sièges vides dans le car mais on a presque réussi à le remplir (43 personnes). Vient ensuite l'interminable trajet (9h) ponctué par quelques arrêts dans les stations de Vinci autoroute où nous laissons nos autographes sur quelques panneaux.
L'arrivée au petit matin est rude. le car nous arrête à Notre Dame des Landes, impossible de rejoindre la zone de camping sauf à pied. Une camera de télé-bouygue nous saute dessus (on nous aperçois quelques secondes sur le JT de 13h : http://videos.tf1.fr/jt-we/le-13-heures-du-11-mai-2013-7959976.html vers la 3e minute), puis on part pour rejoindre la zone de camping, à coté des scènes de concert, au lieu dit "les planchettes" au centre de la ZAD : Zone d'Aménagement Différée - Zone A Défendre - Zone d'Autonomie Définitive - Zone Artistique Débridée - Zone d'Affinités Différentes - Zone Allumée de Désir - Zone Abondante en Débats - Zone d'Abeilles Dilettantes... fait ton choix.
Les boules, on a raté "HK et les Saltimbanques" qui sont passés la veille !
Pas grand monde à ce moment là, on est un peu inquiet du risque d'échec de la mobilisation. Vers midi, on se met en route pour se positionner sur la chaîne. On se dit que tous les cars arrivant à NDDL au nord, on va aller au sud pour colmater des trous, la chaîne doit faire 25km ! Encore 4 ou 5 km à pied en direction de Vigneux.
On traverse des lieux mythiques, la gorge serrée, l’œil humide, rempli d'admiration : la chat-teigne, les fausses-noires, le chemin de Suez, le carrefour de la Saulce - on se croirait à Verdun dans la tranchée des baïonnettes, c'est l'endroit où le peuple de la boue a réussi pendant plus de 40 jours à tenir en échec plus de 1200 playmobils, sans eux, nous ne serions pas ici aujourd'hui. On a envie de chanter notre respect : "Non, ne me demandez pas de saluer les archers du roi... "
Sur le chemin, on aperçoit un peu partout les lieux de vie de ceux qui sont ici, dans le plus grand dénuement mais riches en partages d'expériences et de connaissances, qui réapprennent le "vivre ensemble" avec 3 fois rien, qui se sont séparé de tout ce que la publicité et les media nous ont conditionné à considérer comme nécessaire, indispensable. Des panneaux nous avertissent également que les journalistes et les touristes ne sont pas les bienvenus ici :
"si tu veux des photos, va sur zad-nadir.org ou jette nous des cacahuètes !".
Je me fais gentiment allumer avec mon drapeau ATTAC, au début, ça m'énerve un peu, je viens de passer une nuit blanche dans un car pour être là, après, je comprend un peu mieux cet accueil un peu froid de la part de ceux qui vivent dans la boue depuis plusieurs mois, plusieurs années pour certains, dans ce lieux magique où tous les prix sont libres, où l'imagination est libérée, où chacun participe à sa manière à la vie collective. Voir arriver des dizaines de milliers de personnes qui se donnent la main et qui retournent chez eux, ça énerve aussi.
Nous arrivons enfin sur place. Pas grand monde à ce moment là, quelques dizaines de personnes dans notre tronçon, un des plus éloigné de NDDL. On est un peu en avance, on en profite pour casser la croûte et faire une petite sieste dans l'herbe.
Les gens arrivent petit à petit, quelques zadistes défilent sur la route en faisant une mise en scène dénonçant le génocide perpétré par GDF Suez dans un projet de barrage en Amazonie. D'un seul coup, ça déboule de toute part, on s'approche de 14h, l'heure de passage de l'hélico qui doit filmer la chaîne humaine. Les gens arrivent en vélo, à pied, par des chemins différents et on se retrouve sur la route, on essaye de s'étaler du mieux qu'on peut, c'est trop compact. On déploie nos panneaux, nos drapeaux, ceux de la confédération paysanne, d'ATTAC, du NPA, des verts, du PG, de Solidaires, des drapeaux bretons, ou simplement un avion barré sur un drapeau blanc... beaucoup de locaux, des bretons en masse (ceux qui se souviennent qu'il est possible de faire reculer les requins lorsqu'on est uni), mais aussi des gens comme nous qui viennent de toute la France, même de Corse ! A coté, ça chante et ça danse, nous on est trop crevé - une nuit blanche dans le car - alors on en profite pour refaire le monde avec son voisin qui vient de Toulouse ou de Paris.
Impossible de savoir à ce moment là combien nous sommes, il semble que le succès soit au rendez-vous finalement et les 25 km sont bouclés sauf quelques petits trous par ci par là, largement comblés dans d'autres endroits vers NDDL où la chaîne est massive, sur 2 voire 3 niveaux de chaînes : on est sans aucun doute plus proche des 40000 que de l'objectif de 25000. Un succès d'autant plus significatif que la période est calme, que les robocops se sont retirés et que la zone n'est plus militairement occupée.
Le message est clair et net pour le parti du saccage et son business partner Vinci : la zone est sous la protection des citoyens qui l'encerclent symboliquement pour la protéger.
15h30, c'est l'heure de se séparer et de rejoindre la fête et les concerts. Personnellement, je n'étais pas venu pour ça, alors je décide de retourner à la chat-teigne pour participer à des débats organisés par des zadistes : l'historique de la lutte ici, depuis les années 70, mais aussi le sens de cette lutte, qui va bien au delà d'un simple projet d'aéroport, mais qui inclue également le rejet d'un projet global de société basé sur le profit, la productivité et la concurrence de tous contre tous, car c'est bien de cela dont il s'agit.
On aménage le territoire pour construire des métropoles régionales qui doivent être les plus grosses possibles pour pouvoir survivre à la concurrence de la métropole voisine. Nantes doit fusionner avec St Nazaire, voire avec Renne pour être "attractive" et attirer les cadres des entreprises, ensuite, on organise les flux entre ces grandes métropoles, des flux de marchandises, des flux de cadres, d'où le besoin de construire des aéroports, des lignes THT, des liaisons TGV, des autoroutes. La planète crève petit à petit, écologiquement, mais aussi socialement de cette façon de procéder, avec tous ces projets inutiles, nocifs, imposés sans réelle concertation, ne profitant qu'à une minorité privilégiée de la population, grossièrement badigeonnés d'une couche de green-washing pour tromper les gogos qui ne perçoivent le monde qu'à travers le prisme déformant de TF1.
Débat également sur la notion de victoire. Ici, l'abandon du projet d'aéroport, s'il a lieu, n'est pas vraiment perçu comme une victoire, car les appétits des voraces sont grands et que d'autres projets, y compris du green-business, sont prêts à remplacer celui là. Or, ces nouveaux habitants ont également leur projet de vie ici. Que vont devenir ces terres qui ont été sauvegardées, protégées, investies, collectivisées et ensemencées par les opposants : zadistes, paysans, militants... ?
Le soir, je suis invité à partager leur repas à la cabane des Rouannais, pas trop loin, les discussions continuent de manière informelle, sur la notion de violence et de non violence. Les avis divergent, partisan convaincu de la non-violence, je me retrouve dans une impasse intellectuelle en devant bien reconnaître que si 200 personnes n'avaient pas défendu la rage au cœur ce petit coin de paradis, nous ne serions pas ici aujourd'hui. Que lorsqu'on rétablira l'esclavage et que la CFDT négociera le poids des chaînes, une petite manif pacifiste ne suffira peut-être pas... Il est vrai que durant toute cette résistance héroïque, les habitants de la ZAD n'ont pas eu besoin de sortir de la zone, soutenus par des milliers de personnes qui sont venus les réconforter, leur apporter de la nourriture, des vêtements, des couvertures. Des paysans sont venus de partout avec leurs tracteurs pour souder cette lutte multiforme et faire mentir la propagande aux ordres qui tentait de diviser le mouvement entre les "gentils" et les "méchants". Inversement, je sens un flottement dans le raisonnement de mon interlocuteur : vivre de rien, sortir du monde marchand, du marché du travail, c'est bien ponctuellement, ça devient plus compliqué si ça dure, si on est plus nombreux, si on devient vieux et malade... parce que cela signifie également pas de retraite, pas de sécu, pas de service public : école, hôpital... Je me fais traiter de réformiste et d'accompagnateur du système, mais ça me fait rigoler et on boit un bon coup.
On en profite également pour dissiper un malentendu, pour expliquer le sens de notre présence ici parmi eux, plutôt que d'écouter des spectacles, que même si on ne peut pas rester parmi eux, c'est important pour nous d'être là, dans ce lieux loin de Chalon/Saône que nous ne connaissions pas mais qui nous a mobilisé localement une bonne partie de l'automne et de l'hiver, en distribuant des tracts pour sensibiliser une population mal informée, avec des animations de rue, des soirées de soutien, etc.
Certains esprits s'échauffent, veulent aller aux planchettes sur les scènes de spectacle et s'approprier les micros, la fête, ça ne passe pas trop bien, ce sont deux visions du monde qui se font face : d'un coté, des milliers de personnes qui viennent consommer du spectacle en bouffant des barquettes de frittes et des assiettes à 6€, des bières à 3€, de l'autre, des gens qui vivent dans le boue depuis des mois mais où tous les prix sont libres, et où tout le monde est acteur, personne n'est spectateur. Finalement, ça se calme et ils décident d'aller à un autre concert, plus dans l'esprit de la ZAD du coté de la warzine (ou warzone?). Moi, je suis naze, je décide de rentrer me coucher.
Minuit, ça commence à cailler grave, il fait nuit noire, j'essaie de rentrer pour retrouver ma tente, un miracle, je n'avais plus de place dans mon sac (resté dans la tente) pour ma lampe frontale, elle est dans la poche de mon ciré. Je patauge dans des chemins boueux plusieurs kilomètres, j'apprends par la manière rude la signification du concept de "zone humide".
Le lendemain, pas d'eau au robinet de la zone de camping, tuyau saboté... petit message en guise de bonjour de la part de certains habitants du coin... j'ai du mal à leur en vouloir, même si je trouve ça un peu con, ceux qui sont là ne sont précisément pas les touristes, mais ceux qui viennent de loin et qui ont décidé de rester pour la réunion entre les comités locaux venus de toute la France (2 personnes par comité, ça fait quand même 600 personnes), moi, je retourne à la chat-teigne où des mexicains d'Atenco, pas loin du Chiapas, sont là pour raconter leur victoire face à un autre projet d'aéroport; encore un grand moment plein d'émotion quand l'orateur prend sa guitare et termine ses explications par une magnifique chanson en guise d’hommage à tous les peuples de la terre qui luttent pour leur liberté.
Il est 13h et il faut repartir pour rejoindre le car, ça fait mal au bide et l’atterrissage vers la réalité de la vie quotidienne est dur...
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