6 octobre 2014

Le discours de Thomas Sankara à l’Onu


Le Comptoir | Par Ludivine Bénard |

Ce samedi 4 octobre 1984, il y a trente ans, jour pour jour, Thomas Sankara, leader de la révolution du Burkina Faso et alors président du pays, tient un discours mémorable à New York, au siège de l’Organisation des nations unies. 

Dénonçant l’impérialisme occidental, le capitaine s’adresse à tous : les noirs, les Indiens, les chômeurs, les femmes, les mères, les artistes, les enfants, les journalistes, les sportifs, les malades. Au nom de tous les « laissés-pour-compte » parce qu’en tant qu’« homme, rien de ce qui est humain ne [lui] est étranger. »
 
Cet anniversaire, nous tenions à le rappeler, à le commémorer. Parce qu’il nous tient à cœur, comme tous les combats pour l’affranchissement et l’égalité de tous les hommes, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, pour lutter contre l’asservissement et la domination d’un peuple sur l’autre, d’une caste sur une autre, d’une classe sur une autre. Et parce qu’aujourd’hui encore, il reste plus que jamais d’actualité. « La patrie ou la mort, nous vaincrons ! »

Thomas Sankara incarne et dirige la RDP, la Révolution démocratique et populaire du Burkina Faso. Celle-ci débute le 4 août 1983 et se prolonge jusqu’au 15 octobre 1987, date à laquelle le capitaine est assassiné à Ouagadougou, lors d’un coup d’État organisé par les hommes de son ami et ancien camarade de l’École militaire inter-armée camerounaise, Blaise Compaoré.

Le fondateur du « pays des hommes intègres »

Anti-impérialiste, panafricaniste et tiers-mondiste, l’officier œuvrera toute sa vie pour son pays, auquel il donnera même un nouveau nom. La Haute-Volta, ce relent de la colonisation, devient avec lui le Burkina Faso, une appellation issue d’un mélange de dialectes du pays, le moré et le dioula, qui renoue alors, du moins sémantiquement, avec la tradition africaine. Ainsi naquît ce qui signifie alors littéralement le « pays des hommes intègres ». Mais le capitaine est aussi le meneur d’une politique progressiste, qui tient à modifier la société en profondeur, faisant fi des traditions de la plus grande partie de la population.
Souhaitant redonner le pouvoir au peuple, s’inscrivant dans une logique de démocratie participative, il crée les Comités de défense de la révolution (CDR), ouverts à tous, qui assurent la gestion des questions locales et organisent les grandes actions. Il veut alors rompre avec la société traditionnelle, fortement inégalitaire, en tentant d’affaiblir le pouvoir des chefs de tribus et en cherchant à améliorer le statut des femmes. Visionnaire, il plaide déjà pour une égalité entre les femmes et les hommes, et sera à l’origine, par exemple, de l’instauration d’une journée où ce sont les hommes qui doivent se rendre au marché à la place des femmes. Symbolique peut-être, précurseur définitivement.

Luttant tout aussi bien contre la corruption que pour l’amélioration de l’accès à l’éducation et à la culture, la politique du Burkinabè vise l’affranchissement et le bien-être de la population. La politique sankariste veut réduire la malnutrition, la soif (les CDR sont alors chargés de construire, en masse, des puits et des retenues d’eau), la diffusion des maladies grâce aux politiques de « vaccinations commandos », à destination des enfants, qu’ils soient burkinabè ou non. Il fait de la lutte contre l’analphabétisme un combat majeur : le taux d’analphabétisme serait passé sous sa gouvernance de 95 % à 80 % pour les hommes, et de 99 % à 98 % pour les femmes, notamment grâce aux « opérations alpha ». Dans le même temps, de nombreux agents de l’État accusés, à tort ou à raison, de manquer à leur devoir sont licenciés et l’État est tenu de réduire son train de vie : avec lui, et c’est une initiative unique à ce jour en Afrique, les luxueux véhicules présidentiels sont vendus au profit de basiques Renault 5 tandis que le Président fait tous ses voyages en classe touriste, à bord du fameux « avion-stop ». Le capitaine, clairvoyant, a aussi institué la coutume de planter un arbre à chaque grande occasion pour lutter contre la désertification.

Pour la liberté et l’égalité, au nom de tous les « laissés-pour-compte »

Ce 4 octobre 1984, il a tenu, selon son habitude, à visiter le quartier difficile d’Harlem (et d’y faire un discours) avant d’arriver au siège new-yorkais de l’ONU pour cette 39e session de l’Assemblée générale de l’organisation. La voix de Thomas Sankara s’élève alors, forte et fière, réassurant le droit des peuples de manger à leur faim, de boire à leur soif, de s’éduquer. Toujours aussi radicalement insoumis à tous les paternalismes, auxquels sa soumission servile lui aurait sûrement permis de conserver le pouvoir dans cette période post-coloniale, le capitaine réaffirme, avec beaucoup de véhémence, sa volonté de lutter contre toutes les oppressions, y compris, contre celle des Américains sur les Indiens, alors même qu’il se trouve à New York.

Voici son discours :
« Permettez, vous qui m’écoutez, que je le dise : je ne parle pas seulement au nom de mon Burkina Faso tant aimé mais également au nom de tous ceux qui ont mal quelque part.
Je parle au nom de ces millions d’êtres qui sont dans les ghettos parce qu’ils ont la peau noire, ou qu’ils sont de cultures différentes et qui bénéficient d’un statut à peine supérieur à celui d’un animal.
Je souffre au nom des Indiens massacrés, écrasés, humiliés et confinés depuis des siècles dans des réserves, afin qu’ils n’aspirent à aucun droit et que leur culture ne puisse s’enrichir en convolant en noces heureuses au contact d’autres cultures, y compris celle de l’envahisseur.
Je m’exclame au nom des chômeurs d’un système structurellement injuste et conjoncturellement désaxé, réduits à ne percevoir de la vie que le reflet de celle des plus nantis.
Je parle au nom des femmes du monde entier, qui souffrent d’un système d’exploitation imposé par les mâles. En ce qui nous concerne, nous sommes prêts à accueillir toutes suggestions du monde entier, nous permettant de parvenir à l’épanouissement total de la femme burkinabè. En retour, nous donnons en partage, à tous les pays, l’expérience positive que nous entreprenons avec des femmes désormais présentes à tous les échelons de l’appareil d’Etat et de la vie sociale au Burkina Faso. Des femmes qui luttent et proclament avec nous, que l’esclave qui n’est pas capable d’assumer sa révolte ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort. Cet esclave répondra seul de son malheur s’il se fait des illusions sur la condescendance suspecte d’un maître qui prétend l’affranchir. Seule la lutte libère et nous en appelons à toutes nos sœurs de toutes les races pour qu’elles montent à l’assaut pour la conquête de leurs droits.
Je parle au nom des mères de nos pays démunis qui voient mourir leurs enfants de paludisme ou de diarrhée, ignorant qu’il existe, pour les sauver, des moyens simples que la science des multinationales ne leur offre pas, préférant investir dans les laboratoires de cosmétiques et dans la chirurgie esthétique pour les caprices de quelques femmes ou d’hommes dont la coquetterie est menacée par les excès de calories de leurs repas trop riches et d’une régularité à vous donner, non, plutôt à nous donner, à nous autres du Sahel, le vertige. Ces moyens simples recommandés par l’OMS et l’UNICEF, nous avons décidé de les adopter et de les populariser.
Je parle aussi au nom de l’enfant. L’enfant du pauvre qui a faim et louche furtivement vers l’abondance amoncelée dans une boutique pour riches. La boutique protégée par une épaisse vitre. La vitre défendue par une grille infranchissable. Et la grille gardée par un policier casqué, ganté et armé de matraque. Ce policier placé là par le père d’un autre enfant qui viendra se servir ou plutôt se faire servir parce que présentant toutes les garanties de représentativité et de normes capitalistiques du système.
Je parle au nom des artistes – poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, acteurs – hommes de bien qui voient leur art se prostituer pour l’alchimie des prestidigitations du show-business.
Je crie au nom des journalistes qui sont réduits soit au silence, soit au mensonge, pour ne pas subir les dures lois du chômage.
Je proteste au nom des sportifs du monde entier dont les muscles sont exploités par les systèmes politiques ou les négociants de l’esclavage moderne.
Mon pays est un concentré de tous les malheurs des peuples, une synthèse douloureuse de toutes les souffrances de l’humanité, mais aussi et surtout des espérances de nos luttes.
C’est pourquoi je vibre naturellement au nom des malades qui scrutent avec anxiété les horizons d’une science accaparée par les marchands de canons. Mes pensées vont à tous ceux qui sont touchés par la destruction de la nature et à ces trente millions d’hommes qui vont mourir comme chaque année, abattus par la redoutable arme de la faim…
Je m’élève ici au nom de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils pourront faire entendre leur voix et la faire prendre en considération, réellement. Sur cette tribune beaucoup m’ont précédé, d’autres viendront après moi. Mais seuls quelques-uns feront la décision. Pourtant nous sommes officiellement présentés comme égaux. Eh bien, je me fais le porte-voix de tous ceux qui cherchent vainement dans quel forum de ce monde ils peuvent se faire entendre. Oui, je veux donc parler au nom de tous les « laissés-pour-compte » parce que « je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »***
Écouter l'enregistrement du discours

 Liens:
*** Thomas Sankara cite ici le poète latin d’origine berbère Térence : « Homo sum ; humani nihil a me alienum puto » : « Je suis un homme ; je considère que rien de ce qui est humain ne m’est étranger » (L’Héautontimorouménos, v. 77).
 

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