La voie du jaguar |17 janvier, par Raúl Zibechi
La mobilisation des communautés zapatistes le 21 décembre et les trois communiqués de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 30 du même mois ont été reçus avec joie et espérance par beaucoup de mouvements antisystème et de lutte anticapitaliste en Amérique latine. Immédiatement, les médias de ces mouvements ont reflété dans leurs pages l’importance de la mobilisation massive, qui s’est produite en des moments difficiles pour ceux qui s’obstinent à résister au système de mort qui nous dégouverne.
Les dernières années ont été particulièrement complexes pour les mouvements qui s’acharnent à construire un monde nouveau à partir d’en bas. Dans la plus grande partie des pays d’Amérique du Sud, la répression contre les secteurs populaires n’a pas cessé, bien que la majorité des gouvernements se donnent pour progressistes. Parallèlement, ils ont mis en marche un ensemble de « politiques sociales » destinées, à ce qu’ils disent, à « combattre la pauvreté », mais qui cherchent en réalité à empêcher l’organisation autonome des pauvres ou à la neutraliser quand elle a atteint un certain stade de développement.
Les politiques sociales progressistes, comme le montrent bien les cas de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay, entre autres, n’ont pas réussi à réduire l’inégalité, ni à distribuer la richesse, ni à réaliser des réformes structurelles, mais elles ont été très efficaces quand il s’est agi de diviser les organisations populaires, de planter des coins dans les territoires contrôlés par les secteurs populaires, et dans bon nombre de cas de dévier les objectifs de la lutte vers des questions secondaires. Elles n’ont pas touché à la propriété de la terre et d’autres moyens de production. Les politiques sociales cherchent à atténuer les effets de l’accumulation par dépossession, sans modifier les politiques qui alimentent ce modèle : les mines à ciel ouvert, les monocultures, les barrages hydroélectriques et autres grands travaux d’infrastructure.
À l’exception du Chili et du Pérou, où la lutte du mouvement étudiant et la résistance contre les mines restent vives, dans la plupart des pays l’initiative est passée aux mains des gouvernements, les mouvements antisystème sont plus faibles et plus isolés, et nous avons perdu l’horizon stratégique. Le travail territorial urbain, à partir duquel ont été lancées de formidables offensives contre le néolibéralisme privatiseur, se trouve dans une ruelle qui à court terme ressemble à une impasse, car les ministères du Développement social, de l’Économie solidaire et autres ont commencé à s’infiltrer sur les territoires en résistance avec des programmes qui vont des transferts monétaires aux familles pauvres à divers « soutiens » à des démarches autoproductives. Initialement les mouvements reçoivent cette aide dans l’espoir de se renforcer, mais en peu de temps ils voient comment la démoralisation et la désagrégation gagnent leurs rangs.
Que peut faire un collectif de base qui, au prix d’un énorme sacrifice sur la base d’un travail collectif, met sur pied un centre de baccalauréat populaire dans un quartier, et constate peu après que le gouvernement crée un autre centre de bac tout à côté, avec une meilleure infrastructure, des cours identiques, et même en lui donnant le nom d’un révolutionnaire connu ? La réponse est que nous ne savons pas. Que nous n’avons pas encore appris à travailler sur ce qui fut nos territoires, et qui à présent est envahi par des légions de travailleuses et travailleurs sociaux aux discours tout ce qu’il y a de progressistes, voire radicaux, mais qui travaillent pour ceux d’en haut.
Le zapatisme est sorti renforcé de cette politique de siège et d’anéantissement, militaire et « social », où l’État s’est efforcé de diviser par des « aides » matérielles comme compléments des campagnes militaires et paramilitaires. C’est pourquoi nous sommes si nombreux à avoir reçu avec une énorme joie la mobilisation du 21 décembre. Non pas parce que nous les soupçonnions de ne plus être là, chose que seuls ceux qui s’informent dans les grands médias peuvent croire, mais parce que nous avons constaté qu’il est possible de traverser l’enfer de l’agression militaire ajouté à des politiques sociales de contre-insurrection. Connaître, étudier, comprendre l’expérience zapatiste est plus urgent que jamais pour nous qui vivons sous le modèle progressiste.
Il est vrai que le progressisme joue un rôle positif par rapport à la domination yankee, en cherchant une certaine autonomie pour un développement capitaliste local et régional. Face aux mouvements antisystème, néanmoins, ceux qui prétendent suivre le chemin de la social-démocratie ne se différencient absolument pas des gouvernements antérieurs. Il est nécessaire de comprendre cette dualité à l’intérieur d’un même modèle : la collision progressiste avec les intérêts de Washington mais en restant dans la même logique d’accumulation par dépossession. Au sens strict, il s’agit d’une dispute sur qui doivent être les bénéficiaires de l’exploitation et de l’oppression de ceux d’en bas ; les bourgeoisies locales et les administrateurs des partis « de gauche », alliés avec un certain syndicalisme d’entreprise, réclament ce rôle avec sa part de butin.
Le parcours zapatiste nous laisse quelques enseignements à nous, les mouvements et personnes qui vivent « assiégés » par le progressisme.
En premier lieu, l’importance de l’engagement militant, la fermeté des valeurs et des principes, le fait de ne pas se vendre ni céder, si fort et puissant que paraisse l’ennemi, et si isolés et faibles que soient les mouvements antisystème à un moment donné.
Deuxièmement, le besoin de persister dans ce que chacun croit et pense, au-delà des résultats immédiats, des supposés succès ou échecs momentanés dans des conjonctures qui bien souvent sont fabriquées pas les médias. Persister dans la création de mouvements non institutionnels ni prisonniers des temps électoraux est la seule manière de construire avec solidité et à long terme.
Troisièmement, l’importance d’une façon différente de faire de la politique, sans laquelle il n’y a rien au-delà du médiatique, de l’institutionnel ou de l’électoral. Un intense débat traverse bon nombre de mouvements sud-américains pour savoir s’il convient de participer aux élections ou de s’institutionnaliser de diverses manières, afin d’éviter l’isolement du travail territorial et de pénétrer dans la « vraie » politique. Les zapatistes nous montrent qu’il y a d’autres façons de faire de la politique qui ne tournent pas autour de l’occupation des institutions de l’État, et qui consistent à créer, en bas, des manières de prendre les décisions collectivement, de produire et reproduire nos vies sur la base du « commander en obéissant » (mandar obedeciendo). Cette culture politique ne convient pas à ceux qui prétendent se servir des gens ordinaires comme marchepieds pour leurs aspirations individuelles. C’est pourquoi tant de politiciens et d’intellectuels du système rejettent ces nouvelles manières, dans lesquelles ils doivent se subordonner au collectif.
Quatrièmement, l’autonomie en tant qu’horizon stratégique et pratique quotidienne. Grâce à la manière des communautés de résoudre leurs besoins, nous avons appris que l’autonomie ne peut être seulement une déclaration d’intentions (aussi valable soit-elle), mais qu’elle doit reposer sur l’autonomie matérielle, depuis la nourriture et la santé jusqu’à l’éducation et la façon de prendre des décisions, c’est-à-dire de nous gouverner.
Dans les dernières années, nous avons vu des expériences inspirées du zapatisme hors du Chiapas, y compris dans quelques grandes villes, ce qui montre bien qu’il ne s’agit pas d’une culture politique valide seulement pour les communautés indigènes ce cet État mexicain.
Raúl Zibechi
Traduit par el Viejo.
Source du texte original : Gara
6 janvier 2013
La mobilisation des communautés zapatistes le 21 décembre et les trois communiqués de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 30 du même mois ont été reçus avec joie et espérance par beaucoup de mouvements antisystème et de lutte anticapitaliste en Amérique latine. Immédiatement, les médias de ces mouvements ont reflété dans leurs pages l’importance de la mobilisation massive, qui s’est produite en des moments difficiles pour ceux qui s’obstinent à résister au système de mort qui nous dégouverne.
Les dernières années ont été particulièrement complexes pour les mouvements qui s’acharnent à construire un monde nouveau à partir d’en bas. Dans la plus grande partie des pays d’Amérique du Sud, la répression contre les secteurs populaires n’a pas cessé, bien que la majorité des gouvernements se donnent pour progressistes. Parallèlement, ils ont mis en marche un ensemble de « politiques sociales » destinées, à ce qu’ils disent, à « combattre la pauvreté », mais qui cherchent en réalité à empêcher l’organisation autonome des pauvres ou à la neutraliser quand elle a atteint un certain stade de développement.
Les politiques sociales progressistes, comme le montrent bien les cas de l’Argentine, du Brésil et de l’Uruguay, entre autres, n’ont pas réussi à réduire l’inégalité, ni à distribuer la richesse, ni à réaliser des réformes structurelles, mais elles ont été très efficaces quand il s’est agi de diviser les organisations populaires, de planter des coins dans les territoires contrôlés par les secteurs populaires, et dans bon nombre de cas de dévier les objectifs de la lutte vers des questions secondaires. Elles n’ont pas touché à la propriété de la terre et d’autres moyens de production. Les politiques sociales cherchent à atténuer les effets de l’accumulation par dépossession, sans modifier les politiques qui alimentent ce modèle : les mines à ciel ouvert, les monocultures, les barrages hydroélectriques et autres grands travaux d’infrastructure.
À l’exception du Chili et du Pérou, où la lutte du mouvement étudiant et la résistance contre les mines restent vives, dans la plupart des pays l’initiative est passée aux mains des gouvernements, les mouvements antisystème sont plus faibles et plus isolés, et nous avons perdu l’horizon stratégique. Le travail territorial urbain, à partir duquel ont été lancées de formidables offensives contre le néolibéralisme privatiseur, se trouve dans une ruelle qui à court terme ressemble à une impasse, car les ministères du Développement social, de l’Économie solidaire et autres ont commencé à s’infiltrer sur les territoires en résistance avec des programmes qui vont des transferts monétaires aux familles pauvres à divers « soutiens » à des démarches autoproductives. Initialement les mouvements reçoivent cette aide dans l’espoir de se renforcer, mais en peu de temps ils voient comment la démoralisation et la désagrégation gagnent leurs rangs.
Que peut faire un collectif de base qui, au prix d’un énorme sacrifice sur la base d’un travail collectif, met sur pied un centre de baccalauréat populaire dans un quartier, et constate peu après que le gouvernement crée un autre centre de bac tout à côté, avec une meilleure infrastructure, des cours identiques, et même en lui donnant le nom d’un révolutionnaire connu ? La réponse est que nous ne savons pas. Que nous n’avons pas encore appris à travailler sur ce qui fut nos territoires, et qui à présent est envahi par des légions de travailleuses et travailleurs sociaux aux discours tout ce qu’il y a de progressistes, voire radicaux, mais qui travaillent pour ceux d’en haut.
Le zapatisme est sorti renforcé de cette politique de siège et d’anéantissement, militaire et « social », où l’État s’est efforcé de diviser par des « aides » matérielles comme compléments des campagnes militaires et paramilitaires. C’est pourquoi nous sommes si nombreux à avoir reçu avec une énorme joie la mobilisation du 21 décembre. Non pas parce que nous les soupçonnions de ne plus être là, chose que seuls ceux qui s’informent dans les grands médias peuvent croire, mais parce que nous avons constaté qu’il est possible de traverser l’enfer de l’agression militaire ajouté à des politiques sociales de contre-insurrection. Connaître, étudier, comprendre l’expérience zapatiste est plus urgent que jamais pour nous qui vivons sous le modèle progressiste.
Il est vrai que le progressisme joue un rôle positif par rapport à la domination yankee, en cherchant une certaine autonomie pour un développement capitaliste local et régional. Face aux mouvements antisystème, néanmoins, ceux qui prétendent suivre le chemin de la social-démocratie ne se différencient absolument pas des gouvernements antérieurs. Il est nécessaire de comprendre cette dualité à l’intérieur d’un même modèle : la collision progressiste avec les intérêts de Washington mais en restant dans la même logique d’accumulation par dépossession. Au sens strict, il s’agit d’une dispute sur qui doivent être les bénéficiaires de l’exploitation et de l’oppression de ceux d’en bas ; les bourgeoisies locales et les administrateurs des partis « de gauche », alliés avec un certain syndicalisme d’entreprise, réclament ce rôle avec sa part de butin.
Le parcours zapatiste nous laisse quelques enseignements à nous, les mouvements et personnes qui vivent « assiégés » par le progressisme.
En premier lieu, l’importance de l’engagement militant, la fermeté des valeurs et des principes, le fait de ne pas se vendre ni céder, si fort et puissant que paraisse l’ennemi, et si isolés et faibles que soient les mouvements antisystème à un moment donné.
Deuxièmement, le besoin de persister dans ce que chacun croit et pense, au-delà des résultats immédiats, des supposés succès ou échecs momentanés dans des conjonctures qui bien souvent sont fabriquées pas les médias. Persister dans la création de mouvements non institutionnels ni prisonniers des temps électoraux est la seule manière de construire avec solidité et à long terme.
Troisièmement, l’importance d’une façon différente de faire de la politique, sans laquelle il n’y a rien au-delà du médiatique, de l’institutionnel ou de l’électoral. Un intense débat traverse bon nombre de mouvements sud-américains pour savoir s’il convient de participer aux élections ou de s’institutionnaliser de diverses manières, afin d’éviter l’isolement du travail territorial et de pénétrer dans la « vraie » politique. Les zapatistes nous montrent qu’il y a d’autres façons de faire de la politique qui ne tournent pas autour de l’occupation des institutions de l’État, et qui consistent à créer, en bas, des manières de prendre les décisions collectivement, de produire et reproduire nos vies sur la base du « commander en obéissant » (mandar obedeciendo). Cette culture politique ne convient pas à ceux qui prétendent se servir des gens ordinaires comme marchepieds pour leurs aspirations individuelles. C’est pourquoi tant de politiciens et d’intellectuels du système rejettent ces nouvelles manières, dans lesquelles ils doivent se subordonner au collectif.
Quatrièmement, l’autonomie en tant qu’horizon stratégique et pratique quotidienne. Grâce à la manière des communautés de résoudre leurs besoins, nous avons appris que l’autonomie ne peut être seulement une déclaration d’intentions (aussi valable soit-elle), mais qu’elle doit reposer sur l’autonomie matérielle, depuis la nourriture et la santé jusqu’à l’éducation et la façon de prendre des décisions, c’est-à-dire de nous gouverner.
Dans les dernières années, nous avons vu des expériences inspirées du zapatisme hors du Chiapas, y compris dans quelques grandes villes, ce qui montre bien qu’il ne s’agit pas d’une culture politique valide seulement pour les communautés indigènes ce cet État mexicain.
Raúl Zibechi
Traduit par el Viejo.
Source du texte original : Gara
6 janvier 2013
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